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emmanuel.

Ne le devinez-vous pas, monsieur ? En ce cas, et permettez-moi de m’en étonner, vous connaissez bien mal les devoirs d’un gentilhomme et d’un officier, et c’est une nouvelle insulte que vous me faites.

paul, d’une voix calme.

Croyez-moi, Emmanuel…

emmanuel, avec hauteur.

Hier, je m’appelais le comte, aujourd’hui je m’appelle le marquis d’Auray, ne l’oubliez pas, monsieur. (Paul laisse percer un sourire.) Je disais donc que vous connaissiez bien peu les sentiments d’un gentilhomme, si vous avez pu croire que je permettrais qu’un autre que moi vidât la querelle que vous êtes venu me chercher. Oui, monsieur, car c’est vous qui êtes venu vous jeter sur ma route, et non pas moi qui suis allé vous trouver.

paul, souriant.

Monsieur le marquis d’Auray oublie sa visite à bord de l’Indienne.

emmanuel.

Trêve d’arguties, monsieur, et venons au fait : hier, je ne sais par quel sentiment étrange inexplicable, lorsque je vous ai offert, je dirai, non pas ce que tout gentilhomme, ce que tout officier, mais simplement ce que tout homme de cœur accepte à l’instant sans balancer, vous avez refusé, monsieur, et, déplaçant la provocation, vous êtes allé chercher derrière moi un adversaire, non pas précisément étranger à la querelle, mais que le bon goût défendait d’y mêler.

paul, toujours avec calme.

Croyez qu’en cela, monsieur, j’obéissais à des exigences qui ne me laissaient pas le choix de l’adversaire. Un duel m’était offert par vous, que je ne pouvais pas accepter avec vous, mais qui me devenait indifférent avec tout autre ; j’ai trop l’habitude des rencontres, monsieur, et de rencontres bien autrement terribles et mortelles, pour qu’une pareille affaire soit à mes yeux autre chose qu’un des accidens habituels de mes aventureuses journées. Seulement, rappelez-vous que ce n’est pas moi qui ai cherché ce duel ; que c’est vous qui êtes venu me l’offrir, et que, ne pouvant pas, je vous le répète, me battre avec vous, j’ai pris à partie M. de Lectoure, comme j’aurais pris M. de Nozay ou M. de La Jarry, parce qu’il se trouvait là, sous ma main, à ma portée, et que s’il me fallait absolument tuer quelqu’un, j’aimais mieux tuer un fat inutile et insolent qu’un brave et honnête gentilhomme campagnard, qui se croirait déshonoré s’il rêvait qu’il accomplit en songe le marché infâme que le baron de Lectoure vous propose en réalité. Eh bien, le duel a eu lieu ; il est terminé sans qu’il y eût de sang versé. Dieu a permis que je le désarmasse deux fois ; je pouvais le tuer ; je lui ai laissé la vie ; ne me demandez rien de plus et n’exigez pas d’autre explication, car, sur mon honneur, je ne puis vous la donner.

emmanuel, avec impatience.

C’est cela ; et vous avez cru que je me contenterais de ce semblant de combat ; vous avec cru, lorsque sur le terrain je vous laissais partir sans m’y opposer, que tout était fini ; vous avez cru qu’à l’aide du manteau mystérieux dont vous vous enveloppez vous échapperiez à ma colère ! Eh ! monsieur, le temps des énigmes est passé ! Nous vivons dans un monde où, à chaque pas, on coudoie une réalité. Laissons donc la poésie et le fantastique aux auteurs de romans et de tragédies. Votre présence en ce château a été marquée par d’assez fatales circonstances pour que nous n’ayons pas besoin d’ajouter ce qui n’est pas à ce qui est. Lusignan de retour malgré l’ordre qui le condamne à la déportation ; ma sœur pour la première fois rebelle aux volontés de sa mère ; mon père tué par votre seule présence ; voilà les malheurs qui vous ont accompagné, qui sont revenus de l’autre bout du monde avec vous, comme un cortège funèbre, et dont vous, avez à me rendre compte ! Ainsi, parlez, monsieur, parlez comme un homme à un homme, en plein jour, face à face, et non pas en fantôme qui, glissant dans l’ombre, échappe à la faveur de la nuit, en laissant tomber quelque mot de l’autre monde, prophétique et solennel, bon à effaroucher des nourrices et des enfants ! Parlez, monsieur, parlez ; voyez, voyez je suis calme. Si vous avez quelque révélation à me faire, je vous écoute.

paul, conservant le calme.

Le secret que vous me demandez ne m’appartient pas ; croyez à ce que je vous dis, et n’insistez pas davantage. Adieu.

Il fait un mouvement, pour se retirer.
emmanuel, s’élançant vers la porte et lui barrant le passage.

Oh ! vous ne sortirez pas ainsi, monsieur ! je vous tiens seul à seul, dans cette chambre où je ne vous ai pas attiré, mais où vous êtes venu ; faites donc attention à ce que je vais vous dire : Celui que vous avez insulté, c’est moi ! celui à qui vous devez réparation, c’est moi ! celui avec qui vous vous battrez, c’est…

paul.

Vous êtes fou, monsieur ! je vous ai déjà dit que c’était impossible. Laissez-moi donc sortir.

Il saisit un pistolet.
emmanuel, saisissant un pistolet.

Prenez garde !… prenez garde. (Paul va s’accouder sur la cheminée.) Monsieur, après avoir fait tout au monde pour vous forcer d’agir en gentilhomme, je puis vous traiter en brigand ! vous êtes ici dans une maison qui vous est étrangère, vous y êtes entré je ne sais ni pourquoi ni comment ; si vous n’y êtes pas venu pour y dérober notre or et nos bijoux, vous y êtes venu pour voler l’obéissance d’une fille à sa mère et la promesse sacrée d’un ami à un ami ; dans l’un ou l’autre cas vous êtes un ravisseur que je rencontre au moment où il met la main sur un tré-