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la marquise, se levant.

Mon fils, ne parlez pas ainsi, si vous ne voulez pas me faire mourir.

emmanuel, passant la main sur son front.

Vous avez raison, ma mère, ce qui est fait est fait, n’y pensons plus.

la marquise.

Donc, il ne sait rien ?

emmanuel.

Rien ; mais voulez-vous que je vous dise ma pensée, madame ? c’est que, sût-il tout…

la marquise.

Eh bien ?

emmanuel.

Je le crois assez philosophe pour que ce qu’il apprendrait n’influât aucunement sur la détermination qu’il a prise.

la marquise.

Alors il est ruiné ?

emmanuel.

Comme toute notre jeune noblesse à peu près ; mais par Monsieur, de la maison duquel il est, il peut beaucoup.

la marquise.

C’est bien, nous sommes assez riches pour refaire sa fortune sans qu’il y paraisse à la nôtre ; puis (elle prend la main de son fils) ce mariage assure le bonheur de mes enfans, ou de l’un d’eux du moins ; je ne veux pas les enchaîner éternellement dans un vieux château de la Bretagne, loin de tout plaisir, près d’un père privé de sa raison, qui refuse de les voir, et qui, les vît-il, ne les reconnaîtrait plus peut-être ; c’est à moi, qui suis vieille et triste, de veiller sur le vieillard mourant à l’ombre de ces vieux murs, et c’est à vous, mes enfans, dont la vie est jeune et gaie, d’aller chercher le soleil et le bonheur.

emmanuel, lui baisant la main.

Oui, ma mère, oui, je sais que vous avez juré d’être l’exemple de tous les dévouemens, le modèle de toutes les vertus ; je sais que vous regarderez ce nouveau sacrifice comme un devoir à accomplir et voilà tout : il n’y a donc que ma sœur qui puisse détruire par son obstination…

la marquise.

Votre sœur pensera que sa soumission seule peut me faire oublier sa faute, et soyez tranquille, elle obéira.

emmanuel.

Pardon, ma mère, si j’insiste tant pour voir s’accomplir un projet qui m’éloigne de vous ; mais vous comprenez que mon obscurité me pèse, que mon nom, que mes ancêtres ont rendu si grand, et vous si respectable, chaque fois qu’il est prononcé, bourdonne à mes oreilles comme un reproche. À mon âge mon aïeul était mestre de camp ; mon père, premier écuyer du roi. Il y a dans la seigneurie des blasons qui ne peuvent pas s’effacer ; il y a dans le ciel des étoiles qui ne doivent point s’éteindre. Et cependant mon père, malade depuis vingt ans, et depuis vingt ans éloigné de la cour, a été complètement oublié du vieux roi à sa mort et du jeune roi, à son avénement au trône. Vos soins pour le marquis vous ont enchaînée au chevet de son lit, depuis l’heure où il a perdu sa raison ; pendant ce temps vos anciens amis disparaissent, morts ou oubliés ; de nouvelles tiges poussent à la place des vieux troncs : si bien que lorsque je reparus à Versailles, à peine si notre nom, le nom des marquis d’Auray, était connu de cette jeune cour.

la marquise.

Et cependant, croyez-moi, mon fils, nul n’a fait plus que je n’ai fait, sinon pour y ajouter un nouveau lustre, du moins pour lui conserver son ancienne pureté.

emmanuel.

Madame !…

la marquise, vivement.

Cependant soyez tranquille, ce nom résonnera encore assez haut, je l’espère, pour que les oreilles royales puissent l’entendre sans se baisser. Mais à propos de leurs majestés, j’espère que la bénédiction de Dieu se répand toujours sur elles et sur la France !

emmanuel.

Et qui pourrait porter atteinte à leur bonheur ? Louis XVI, jeune et bon, Marie-Antoinette, jeune et belle, entourés d’une brave noblesse, aimés d’un peuple loyal ! Dieu merci, le sort les a placés hors d’atteinte de toute infortune.

la marquise, tristement.

Personne n’est placé, mon fils, au-dessus des erreurs et des faiblesses humaines : aucun cœur, fût-il caché sous la pourpre, n’est à l’abri des passions : aucune tête, fût-elle couronnée, ne peut répondre que ses cheveux ne blanchiront pas en une nuit, ils sont entourés de leur noblesse, dites-vous ? (allant ouvrir une croisée) voyez ces arbres, au printemps aussi ils étaient entourés de leurs feuilles, et les premiers vents de l’hiver se sont fait sentir à peine que les voilà nus et dépouillés. Ils sont aimés d’un peuple fidèle : voyez cette mer, elle est calme, elle est paisible ; demain, cette nuit, dans une heure peut-être, le souffle de l’ouragan nous apportera les cris de mort des malheureux qu’elle engloutira. Quoique éloignée du monde, d’étranges bruits arrivent parfois à mon oreille ; ne s’élève-t-il pas une secte philosophique, qui a entraîné dans ses erreurs quelques hommes de nom ? ne parle-t-on point d’un monde tout entier, qui, comme une île flottante, s’est détaché de la mère-patrie ? d’enfans rebelles qui refusent de reconnaître leur père ? d’un peuple qui s’intitule nation ? n’ai-je pas entendu dire que des gens de race avaient traversé l’océan, pour offrir à des révoltés des épées que leurs ancêtres avaient l’habitude de ne tirer du fourreau qu’à la voix de leurs souverains légitimes ? Et ne m’a-t-on pas dit encore, ou bien n’est-ce qu’un rêve de ma solitude ? que le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette, oubliant eux-mêmes que les souverains sont une famille de frères,