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marguerite, de même.

Mais si mon mari apprend jamais l’existence de cet enfant ; s’il demande raison à mon amant de la tache faite à son nom et à son honneur ? si dans un duel acharné, solitaire et sans témoins, dans un duel à mort, il tuait cet amant, et que tourmenté par sa conscience, par une voix qui sortirait de la tombe, mon mari perdît la raison ?

la marquise, épouvantée.

Taisez-vous ! taisez-vous !

marguerite.

Vous voulez donc que, pour conserver pur et sans tache mon nom et celui de mes autres enfans, je m’enferme avec un insensé ? vous voulez donc que j’écarte de moi et de lui tout être vivant ? que je me fasse un cœur de fer pour ne plus sentir ? des yeux de bronze pour ne plus pleurer ? vous voulez donc que je me couvre de deuil comme une veuve avant que mon mari soit mort ? vous voulez donc que mes cheveux blanchissent vingt ans avant l’âge ?

la marquise.

Taisez-vous ! taisez-vous !

marguerite.

Vous voulez donc, pour que ce terrible secret meure avec ceux qui le gardent, que j’écarte de leur lit funéraire les médecins et les prêtres ?… vous voulez donc enfin que j’aille d’agonie en agonie pour fermer moi-même, non pas les yeux, mais la bouche des moribonds ?

la marquise, se tordant les bras.

Taisez-vous ! au nom du ciel, taisez-vous !

marguerite.

Eh bien, dites-moi donc encore de signer, ma mère, et tout cela sera, et alors la malédiction du Seigneur sera accomplie, et les fautes des pères retomberont sur les enfans jusqu’à la troisième et la quatrième génération.

la marquise, étouffée par les sanglots.

Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! suis-je assez abaissée ? suis-je assez punie ?…

marguerite, tombant aux genoux de la marquise.

Pardon, pardon, madame, pardon, pardon !

la marquise, se levant.

Ouï, pardon, demande pardon, fille dénaturée, qui as pris le fouet de la vengeance éternelle, et qui en as frappé ta mère au visage !

marguerite.

Grâce ! grâce ! je ne savais pas ce que je disais, ma mère ; vous m’aviez fait perdre la raison ! j’étais folle !

la marquise, levant les deux mains au-dessus de la tête de sa fille.

Oh ! mon Dieu, mon Dieu, vous avez entendu les paroles qui sont sorties de la bouche de mon enfant, je n’ose pas espérer que votre miséricorde ira jusqu’à les oublier, mon Dieu ; mais au moment de la punir, souvenez-vous que je ne la maudis pas.

Elle fait quelques pas pour s’éloigner.
marguerite, qui a saisi sa robe, se traîne sur les genoux en s’écriant :

Ma mère ! Ma mère ! grâce ! grâce, oh ! ma mère ! (La marquise se retourne vers sa fille, lui lance un regard terrible, la repousse et sort par la droite. Marguerite tombant et jetant un cri.) Ah !



Scène III

MARGUERITE, évanouie, PAUL, entrant par le fond.
paul, prenant sa sœur entre ses bras et la relevant à demi.

Marguerite, ma sœur, reviens à toi !

marguerite, revenant à elle.

Qui peut me secourir ici ?… Paul !… ah ! il n’y avait que lui… Paul, ma providence, c’est Dieu qui vous envoie encore.

Elle se relève aidée par Paul.
paul.

Ce contrat froissé sur cette table, votre évanouissement m’en disent assez ; il est temps de faire cesser le supplice de la marquise, et de hâter l’entrevue que je suis venu chercher ici ; Marguerite, chargez-vous d’aller la prévenir que le capitaine Paul attend ses ordres.

marguerite.

J’y vais ; n’ai-je pas aussi mon pardon à obtenir ?

Paul la conduit jusqu’à la porte de droite.
paul, seul.

Je comprends ce qui doit se passer à cette heure dans le cœur de la marquise, elle qui après vingt ans de silence, d’isolement et d’angoisses, voit, sans qu’elle puisse deviner comment, son secret révélé à l’une des deux personnes à qui elle avait le plus d’intérêt à le cacher.



Scène IV

EMMANUEL, PAUL.
Emmanuel arrive par le fond, deux pistolets à la main ; Paul le salue avec une expression douce et fraternelle, Emmanuel le lui rend avec fierté.
emmanuel, posant les pistolets sur la table et s’arrêtant à quelque distance de Paul.

J’allais à votre recherche, monsieur, et cela cependant sans trop savoir où vous trouver ; car, pareil aux mauvais génies de nos traditions populaires, vous semblez avoir reçu le don d’être partout et de n’être nulle part ; enfin un domestique m’a assuré vous avoir vu entrer au château. Je vous remercie de m’avoir épargné la peine que j’étais résolu de prendre en venant cette fois au-devant de moi.

paul.

Je suis heureux que mon désir, dans ce cas, quoique probablement inspiré par des causes différentes, ait été en harmonie avec le vôtre ; me voilà, que voulez-vous de moi ?