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mien… oui, il n’y a que ce moyen. (Elle sonne, un domestique paraît.) Le comte Emmanuel.

laffeuille.

Il est sorti depuis dix heures du matin avec M. le baron de Lectoure.

la marquise.

Sorti !

laffeuille.

Je l’ai vu monter en voiture.

la marquise.

Faites venir son domestique.

laffeuille.

Il est sorti avec eux.

la marquise.

Et quelle voiture ont-ils prise ?

laffeuille.

Celle du baron.

la marquise.

Qu’on mette les chevaux à la mienne, et dites à ma fille que je l’attends. (Le domestique sort.) Qu’elle signe ce contrat et qu’elle parte pour Rennes avec son frère ; car ceux-là surtout il faut qu’ils ignorent… et moi je resterai seule à l’attendre, je lui offrirai ma fortune en échange de ces papiers, et soit calcul, soit pitié, ce secret, je l’espère, restera enfermé dans les sombres murs de ce château… Oh ! si chacun de ces vieux monumens avait une mémoire et un langage, quelles terribles histoires ils se raconteraient entre eux !

marguerite, dont le bruit en entrant fait lever la tête à la marquise, étendant la main vers sa mère.

Madame…

la marquise.

Approchez… Pourquoi êtes-vous ainsi pâle et tremblante ?

marguerite, balbutiant.

La mort de mon père, si prompte, si inattendue… Enfin, j’ai beaucoup souffert cette nuit.

la marquise, d’une voix sourde.

Oui, oui, le jeune arbre plie et s’effeuille sous le vent, il n’y a que le vieux chêne qui résiste à toutes les tempêtes ; moi aussi, Marguerite, j’ai souffert, moi aussi j’ai eu une nuit terrible… et cependant vous me voyez calme et ferme.

marguerite.

Dieu vous a fait une âme forte et sévère, madame, mais il ne faut pas demander la même force et la même sévérité aux âmes des autres, vous les briseriez.

la marquise.

Aussi, je ne demande à la vôtre que l’obéissance. Marguerite, le marquis est mort, Emmanuel est maintenant le chef de la famille ; vous allez à l’instant même partir pour Rennes avec Emmanuel.

marguerite.

Moi ! moi, partir pour Rennes ! et pourquoi ?

la marquise.

Parce que la chapelle du château est trop étroite pour contenir à la fois les fiançailles de la fille et les funérailles du père.

marguerite.

Ma mère, ce serait une piété, ce me semble, que de mettre plus d’intervalle entre deux cérémonies aussi opposées.

la marquise.

La véritable piété, c’est d’accomplir les dernières volontés des morts : jetez les yeux sur ce contrat, et voyez-y les premières lettres du nom de votre père.

marguerite.

Oh ! je vous le demande, madame, mon père, lorsqu’il a tracé ces lettres que la mort est venue interrompre, mon père avait-il bien toute sa raison, toute sa volonté ?

la marquise.

Je l’ignore, mademoiselle, mais ce que je sais, c’est que l’influence qui le faisait agir lui survit ; ce que je sais, c’est que les parens, tant qu’ils existent, représentent Dieu sur la terre… or, Dieu m’a ordonné de terribles choses, et j’ai obéi ; faites comme moi, mademoiselle, obéissez.

marguerite.

Ma mère, il y a trois jours que, les larmes dans les yeux, le désespoir dans le cœur, je me traîne sur mes genoux, des pieds d’Emmanuel à ceux de cet homme, et des pieds de cet homme à ceux de mon père, aucun d’eux n’a voulu ou n’a pu m’entendre, car l’ambition ardente, ou la folie acharnée étaient là, couvrant ma voix. Enfin, me voilà arrivée en face de vous, ma mère, vous êtes la dernière que je puisse implorer, mais aussi vous êtes celle qui devez le mieux m’entendre, écoutez donc bien ce que je vais vous dire : si je n’avais à sacrifier à votre volonté que mon bonheur, je le sacrifierais, que mon amour, je le sacrifierais encore ; mais j’ai à vous sacrifier mon fils… vous êtes mère, et moi aussi, madame !

la marquise.

Mère ! mère, par une faute !

marguerite.

Enfin, je le suis, madame, et le sentiment de la maternité n’a pas besoin d’être sanctifié pour être saint ; eh bien, ma mère, dites-moi, car mieux que moi vous devez savoir ces choses, dites-moi, si ceux qui nous ont donné le jour ont reçu de Dieu une voix qui parle à notre cœur, ceux qui sont nés de nous n’ont-ils pas aussi une voix pareille ? et quand ces deux voix se contredisent, à laquelle des deux faut-il obéir ?

la marquise.

Vous n’entendrez jamais la voix de votre enfant, car vous ne le reverrez jamais.

marguerite.

Je ne reverrai jamais mon fils ! et qui peut en répondre, madame ?

la marquise.

Lui-même ignorera qui il est.

marguerite.

Et s’il le sait un jour… et s’il vient alors me demander compte de sa naissance ? cela peut arriver, madame, et dans cette alternative, dites, faut-il que je signe ?

la marquise, après un moment de silence.

Signez.