Oui ; mais les hommes ne lui avaient pas pardonné, eux… puisqu’ils allaient la lapider lorsqu’il arriva, les hommes… qui depuis vingt générations se sont habitués à respecter mon nom, à honorer ma famille, et qui n’auraient plus pour eux que honte et mépris ! Ah ! Dieu ! (elle se relève) Dieu ! j’ai tant souffert qu’il me pardonnera, je l’espère. Mais les hommes, ils ne pardonnent pas, eux ! D’ailleurs suis-je la seule exposée à leurs injures ? aux deux côtés de ma croix n’ai-je pas mes deux enfans, dont l’autre est le premier-né ? Celui-là, c’est mon fils, je le sais bien, comme Emmanuel, comme Marguerite ; mais ai-je le droit de le leur donner pour frère ! Oublies-tu qu’aux termes de la loi il est le fils du marquis d’Auray, le chef de la famille ? oublies-tu que le titre et la fortune lui appartiennent ? Qu’il invoque cette loi, et que reste-t-il à Emmanuel ? une croix de Malte ! à Marguerite ? un couvent !
Oui, oui, un couvent ; un couvent, où je puisse prier pour vous, ma mère !
Silence !
Oh ! vous ne le connaissez pas, madame !
Non ; mais je connais l’humanité. Il peut retrouver un nom, lui qui n’a pas de nom, une fortune, lui qui n’a pas de fortune, et tu crois qu’il renoncera à cette fortune et à ce nom !
Si vous le lui demandez.
Et de quel droit le lui demanderais-je ? de quel droit le prierais-je de m’épargner, d’épargner Emmanuel, Marguerite ? Il dira : Je ne vous connais pas, madame, je ne vous ai jamais vue ; qui êtes-vous ?
En son nom, madame, en son nom… je m’engage… je jure…
Tu t’engages, tu jures… et sur ta parole tu veux que je joue les années qui me restent à vivre contre les minutes qui te restent à mourir ! Je t’ai prié, je t’ai imploré, une dernière fois ; je te prie et je t’implore encore : rends-moi ces papiers !
Ces papiers sont à lui.
Il me les faut, te dis-je !
Mon Dieu !
Nul ne peut venir : nous sommes seuls. Cette clef, m’as-tu dit, ne te quitte jamais.
L’arracherez-vous des mains d’un mourant !
Non ; j’attendrai.
Laissez-moi mourir en paix : sortez (prenant le crucifix) sortez, au nom du Christ !
Oh !
Horreur ! horreur !
À genoux, Marguerite !
arrache la clef des mains d’Achard, se lève,
marche vers l’armoire en regardant le lit
avec terreur. Paul fait la moitié du chemin,
et au moment où elle approche la clef de
la serrure, il lui saisit le bras, elle jette un cri.
Ah !
Donnez-moi cette clef, ma mère, car le marquis est mort et ces papiers m’appartiennent.
Ah ! (Elle tombe dans le fauteuil.) Justice de Dieu, c’est mon fils !
Bonté du ciel ! c’est mon frère !
ACTE CINQUIÈME.
Scène PREMIÈRE
les yeux fixés sur le contrat où Lectoure avoit
déjà signé son nom, et le marquis la moitié
du sien ; elle étend la main, prend une clochette
et sonne ; un domestique se présente à la porte.
Prévenez Mlle d’Auray que sa mère l’attend au salon.
Scène II
Quelle nuit !… il y a des moments de la vie où les hommes et les événemens se pressent comme si le temps et l’espace leur manquaient ; et dire que la lutte n’est pas finie et que la mort a laissé des héritiers de son secret… mon fils… ce nom qui réjouit le cœur des mères serre et glace le