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les tourelles.(Paul lève lentement la tête, et fait signe qu’il les voit.) Quant à moi, pendant ce voyage, mon père était mort, et m’avait laissé cette petite maison avec les terres qui l’entourent ; j’en pris possession.

paul.

J’écoute.

achard.

Une nuit, il y a vingt-cinq ans de cette nuit, on frappa à cette porte ; j’ouvris, et votre père entra, portant dans ses bras une femme dont le visage était voilé. Louis, me dit-il, tu peux faire plus que me sauver la vie et l’honneur, tu peux sauver la vie et l’honneur à celle que j’aime… Monte à cheval, cours à la ville, et dans une heure, sois ici avec un médecin. J’obéis ; le docteur fut introduit dans cette chambre, et votre père en ressortit bientôt, emportant dans ses bras et toujours voilée la femme mystérieuse qui venait de vous donner le jour.

paul.

Et comment sûtes-vous que cette femme était la marquise d’Auray ?

achard.

J’avais offert à votre père de vous garder près de moi ; il avait accepté cette offre… de temps en temps il venait passer quelques heures avec vous.

paul.

Seul ?

achard.

Toujours… seulement, lorsque vous vous promeniez dans le parc et que la marquise vous rencontrait, elle vous faisait signe de venir à elle, et vous embrassait comme un enfant étranger que l’on a plaisir à voir parce qu’il est beau. Quatre ans se passèrent ainsi ; puis, une nuit, on frappa de nouveau à cette même porte ; c’était encore votre père, il était plus calme, mais plus triste et plus sombre peut-être que la première fois… Louis, me dit-il, je me bats demain, au point du jour avec le marquis d’Auray ; c’est un duel à mort, et qui n’aura de témoin que toi seul, c’est chose convenue : donne-moi donc l’hospitalité pour cette nuit, et tout ce qu’il me faut pour écrire, j’obéis. Alors il s’assit devant cette table, sur cette chaise où vous êtes assis vous-même, (Paul se lève) et veilla toute la nuit… Au point du jour, il entra dans ma chambre et me trouva debout ; je ne m’étais pas couché ; quant à vous, vous dormiez dans votre berceau.

paul.

Après… ?

achard.

Votre père vous regarda tristement… Si je suis tué, me dit-il, comme il pourrait arriver malheur à cet enfant, tu le remettras avec cette lettre à Fild, mon valet de chambre, il est chargé de le conduire en Écosse et de le remettre entre des mains sûres ; à vingt-cinq ans, il t’apportera l’autre moitié de cette pièce d’or, te demandera le secret de sa naissance ; tu le lui diras. Quant à ces papiers qui la constatent, tu ne les lui remettras qu’après la mort du marquis ; maintenant tout est arrêté, partons, me dit-il. Alors il s’approcha de votre berceau, s’inclina vers vous, et, quoique ce fût un homme, je vis une larme tomber de ses yeux sur votre joue.

paul, d’une voix étouffée.

Continuez.

achard.

Cette larme vous réveilla, vous lui jetâtes vos deux bras au cou, en lui disant : Adieu, père !

paul.

J’ai souvent pensé que l’enfance avait des pressentiments de l’avenir ; l’enfance et la vieillesse sont près de Dieu !

achard.

Le rendez-vous était dans une allée du parc, à cent pas d’ici ; en arrivant, nous trouvâmes le marquis ; près de lui, sur un banc étaient des pistolets chargés ; les adversaires se saluèrent sans échanger une parole : le marquis montra du doigt les pistolets ; chacun s’empara du sien ; tous deux allèrent se placer à trente pas de distance, et se mirent à marcher à la rencontre l’un de l’autre… Ce fut un moment terrible, je vous le dis, que celui où je vis le terrain diminuer graduellement entre ces deux hommes ; à dix pas d’intervalle, le marquis s’arrêta et fit feu ; je regardais votre père, pas un muscle de son visage ne bougea ; il continua de marcher jusqu’au marquis, et, lui appuyant son pistolet sur le cœur…

paul.

Il ne le tua pas, j’espère !

achard.

Il lui dit : — Vos jours sont à moi, je pourrais les prendre ; mais je veux que vous viviez pour me pardonner comme je vous pardonne. — À ces mots, votre père tomba mort, la balle du marquis lui avait traversé la poitrine.

paul.

Mon père, mon père !… et il vit, cet homme, n’est-ce pas, Achard, qu’il vit, et que je pourrai venger mon père ? n’est-ce pas que nous irons le trouver, et que tu lui diras : C’est son fils, son fils, entendez-vous, son fils ! et il faut que vous vous battiez avec lui ?

achard.

Dieu s’est chargé de la vengeance ; cet homme est fou !

paul.

C’est vrai, je l’avais oublié !

achard.

Et, dans sa folie, il voit éternellement cette scène sanglante, et dix fois par jour il répète les paroles de mort qui lui furent adressées par votre père.

paul.

Voilà donc pourquoi la marquise ne le quitte pas d’un instant ?

achard.

Et voilà pourquoi, sous prétexte qu’il ne veut pas voir ses enfans, elle a éloigné de lui Emmanuel et Marguerite.