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dans mes rêves, si c’est celle-là, écoute, il doit y avoir un lit avec des tentures vertes au fond…

achard.

Oui.

paul.

Un crucifix d’ivoire au chevet…

achard.

Oui.

paul.

Une armoire en face, où il y avait des livres, une grande Bible entre autres, avec des gravures.

achard.

La voilà !

paul.

C’est elle, c’est elle ! puis une fenêtre d’où l’on distinguait la mer, une île…

achard.

Celle de Noirmoutiers.

paul, se jetant dans l’appartement.

Ah ! (Achard veut le suivre) seul, seul, laisse-moi seul un instant, j’ai besoin d’être seul.

achard, seul un instant.

Allons, c’est un brave cœur, merci, mon Dieu, merci !

paul, rentrant.

C’était la même : après tout, pourquoi cacherais-je ce que j’éprouve ; regarde-moi, vieillard, eh bien, oui, j’ai vu la tempête faire tourbillonner mon vaisseau, et j’ai senti qu’il ne pesait pas plus au souffle de l’ouragan, qu’une feuille desséchée à la brise du soir ; j’ai vu tomber les hommes autour de moi, comme les épis sous la faucille du moissonneur ; j’ai entendu les cris de détresse et de mort de ceux dont la veille j’avais partagé le repas, et, pour aller recevoir leur dernier soupir, j’ai marché à travers une grêle de boulets et de balles sur un plancher où je glissais à chaque pas dans le sang ; mais cette chambre, vieillard, cette chambre dont j’avais si saintement gardé le souvenir, où j’ai reçu les caresses d’un père que je ne reverrai jamais, d’une mère qui ne voudra peut-être plus me revoir, cette chambre, c’est quelque chose d’unique et de sacré comme un berceau, comme une tombe, oh ! il faut que je pleure, ou j’étoufferais.

achard.

Oui, tu as raison ; c’est à la fois un berceau et une tombe, car c’est là que tu es né, et c’est là que tu as reçu les derniers adieux de ton père.

paul.

Il est donc mort, et mes pressentimens ne m’avaient pas trompé.

achard.

Il est mort.

paul.

Tu me diras comment ?

achard.

Je vous dirai tout.

paul.

Dans un instant ! maintenant, je n’ai point la force de t’écouter, laisse-moi me remettre. (Il ouvre la fenêtre.) La belle chose qu’un soir d’automne et qu’un soleil qui se couche dans la mer ; cela est calme, comme Dieu, cela est grand comme l’éternité ; je ne crois pas qu’un homme qui a souvent étudié ce spectacle craigne la mort ! mon père est mort avec courage, n’est-ce pas ?

achard.

Certes.

paul.

Je me le rappelle, mon père, quoique je n’eusse que quatre ans, lorsque je le vis pour la dernière fois.

achard.

C’était un beau jeune homme comme vous, et justement de votre âge…

paul.

Comment se nommait-il ?

achard.

Le comte de Morlaix.

paul.

C’est un noble nom parmi les noms de la Bretagne ; et ma mère ?

achard.

Votre mère ! la marquise d’Auray.

paul, bondissant.

Qu’est-ce que tu dis ?

achard.

La vérité.

paul.

Sur Dieu !

achard.

Sur Dieu !

paul.

Alors Emmanuel est mon frère et Marguerite ma sœur.

achard.

Les connaissez-vous déjà ?

paul.

Tu avais bien raison, vieillard, Dieu peut ce qu’il veut, et ce qu’il fait est écrit long-temps à l’avance dans sa sagesse.

Il tombe sur une chaise et appuie sa tête dans ses mains.
achard.

Votre père et la marquise étaient fiancés l’un à l’autre dès leur jeunesse, je ne sais quelle haine divisa leur famille et les sépara… Le comte de Morlaix partit pour Saint-Domingue, où son père possédait une habitation ; je l’accompagnai, j’étais le fils de celui qui l’avait nourri… J’avais reçu la même éducation que lui ; il m’appelait son frère, et moi seul me souvenais de la distance que la naissance avait mise entre nous.

paul.

Brave homme !…

achard.

Au bout de deux ans, il revint et retrouva celle qu’il aimait mariée à un autre ; mais le marquis, appelé à Paris par la charge qu’il occupait près du roi Louis XV, avait été forcé de laisser sa jeune femme trop souffrante pour le suivre dans ce vieux château d’Auray, dont vous apercevez d’ici