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achard.

Le prêtre qui m’assistera à mes derniers momens les recevra sous le sceau de la confession.

la marquise.

Ainsi la chaîne de mes angoisses se prolongera jusqu’à ma mort, et le dernier anneau en sera scellé dans mon cercueil ; il y a dans le monde un homme, un seul peut-être, que ni larmes, ni prières, ni argent ne peuvent fléchir, et il faut que Dieu place ce rocher sur ma route, et que l’orage me pousse sur lui jusqu’à ce que je m’y brise ; tu tiens mon secret entre tes mains, tu peux en faire ce que tu voudras, tu es le maître et moi l’esclave. Adieu.

achard.

Madame la marquise veut-elle que je l’accompagne jusqu’au château ?

la marquise.

Merci.

Elle sort.



Scène II

ACHARD, seul.

Oui, je sais que vous avez un cœur insensible à toute autre crainte qu’à celle que Dieu vous a mise au cœur pour remplacer le remords ; mais celle-là tient largement lieu de toutes les autres, et c’est acheter cher une réputation de vertu ! Il est vrai que celle de la marquise d’Auray est si bien établie, que si la vérité sortait de la terre ou descendait du ciel, je crois qu’elle serait traitée de calomnie ; enfin, Dieu peut ce qu’il veut, et ce qu’il fait est écrit long-temps d’avance dans sa sagesse éternelle.



Scène III

ACHARD, PAUL, entrant.
paul.

Bien dit, vieillard : il y a plus de grandeur dans la résignation qui plie que dans la philosophie qui doute : c’est une maxime que pour mon bonheur éternel j’aurais voulu avoir moins souvent à la bouche et plus souvent au cœur.

achard.

Pardon, monsieur ; mais qui êtes-vous ?

paul.

Pour le moment, je suis un enfant de la république de Platon, ayant le genre humain pour frère, le monde pour patrie, et pour toute place au soleil le nid que je m’y suis bâti moi-même.

achard.

Mais que cherchez-vous ?

paul.

Je cherche à vingt lieues de Brest et à deux cents pas du château d’Auray, une chaumière qui ressemble diablement à celle-ci, et un vieillard qui pourrait bien être vous.

achard.

Et comment se nomme ce vieillard ?

paul.

Louis Achard.

achard.

Vous ne vous trompez pas ; c’est moi-même.

paul, ôtant son chapeau.

Que la bénédiction du ciel descende sur vos cheveux blancs, car voilà une lettre que je crois de mon père et qui dit que vous êtes un honnête homme.

achard, ému.

Et cette lettre, ne renferme-t-elle rien ?

paul.

Si fait, quelque chose comme une moitié de pièce d’or, dont vous devez avoir l’autre.

achard, tendant la main et prenant machinalement
la pièce et la lettre.

Oui, oui, c’est bien cela, et plus que cela encore, c’est la ressemblance extraordinaire. Enfant, oh ! oh ! mon Dieu ! mon Dieu.

paul.

Qu’avez-vous ?

achard.

Ne comprenez-vous pas que vous êtes le portrait, oh ! mais le portrait vivant de votre père, et que votre père, je l’aimais à lui donner mon sang, ma vie ! comme je le ferais pour toi, jeune homme, si tu me les demandais.

paul.

Embrasse-moi donc, mon vieil ami, car la chaîne des sentimens n’a pas dû se rompre entre la tombe et le berceau, et quel qu’ait été mon père, s’il ne faut, pour lui ressembler, qu’une conscience sans reproche, un courage à toute épreuve et un front qui ne pliera jamais, tu l’as dit, je suis son portrait vivant, et plus encore par l’âme que par le visage.

achard, le regardant.

Oui, il avait tout cela, votre père, la même fierté dans le visage et le même feu dans le regard ; mais pourquoi ne t’ai-je pas revu plus tôt, jeune homme, il y a eu dans ma vie bien des heures sombres que tu eusses éclaircies ?

paul.

Pourquoi ? parce que cette lettre me disait de te venir trouver quand j’aurais vingt-cinq ans, et que je les ai eus, il n’y a pas long-temps : tiens, il y a une heure.

achard.

Déjà ! il y a déjà vingt-cinq ans, il me semble que ce fut hier, que vous naquîtes dans cette chaumière et que vous ouvrîtes les yeux dans cette chambre.

paul.

Et je les ai habités jusqu’à l’âge de quatre ans, n’est-ce pas ?

achard.

Oui.

paul.

Eh bien, laisse-moi me souvenir alors, car je me rappelle une chambre que je croyais avoir vue