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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Jeune, il était taciturne mais observateur, regardant toute chose avec ses grands yeux mélancoliques, et semblant chercher et trouver dans chaque chose une face inconnue et invisible aux autres yeux.

C’est cette face sous laquelle il nous a montré tous les êtres et toutes les choses créées, depuis le géant jusqu’à la fourmi, depuis l’homme jusqu’au mollusque, depuis l’étoile jusqu’à la fleur.

D’autres raillent le monde du bon Dieu, mais, impuissants à le refaire, se contentent de le railler ; toi, non-seulement tu l’as raillé, mais encore tu l’as refait.

À douze ans, il entra au lycée de Nancy, d’où il sortit à quatorze. Qu’importaient à Granville le latin, le grec, et même le français ! Il avait une langue à lui, qu’il parlait bas avec un maître invisible qu’on appelle le génie, et que, plus tard, il devait parler à haute voix à la création tout entière.

Quand j’entrais chez Granville, et que je le trouvais tenant dans sa main un lézard, sifflant un serin dans une cage, ou émiettant du pain dans un bocal de poissons rouges, j’étais toujours tenté de lui demander :

— Que vous disait donc ce poisson rouge, ce serin ou ce lézard ?

À quatorze ans, Granville se mit donc au dessin ; je me trompe, il y avait toujours été. Les thèmes et les versions étaient rares sur ses cahiers de collége. Mais que d’illustrations — comme on a appelé la chose depuis — dans le thème de la rose, rosa, et dans la version Deus creavit cœlum et terram ! c’était merveilleux !

Aussi les maîtres montrèrent-ils, un jour, au père les cahiers de thèmes et de versions. Ils croyaient faire gronder l’enfant ; le père vit ce que les maîtres ne voyaient pas : les maîtres voyaient un pauvre latiniste ; le père vit un grand artiste. — Tous voyaient juste. C’est que chacun, se tournant le dos, regardait d’un côté opposé.

Granville fut, dès lors, installé dans l’atelier de son père, et eut le droit de faire des croquis, sans être obligé de faire des thèmes et des versions.