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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

cette requête réclamait un jugement qui autorisât le jeune homme à faire les jambes de devant du chameau de la caravane.

Jusque-là, tout allait bien, et le jeune homme n’avait pas encore complétement oublié le petit service que je venais de lui rendre, et la manière dont je le lui avais rendu ; témoin la lettre suivante qu’il m’avait écrite en entamant son procès :

« Mon cher maître, je vous renouvelle mes remercîments pour votre bonne et loyale conduite dans mon affaire d’hier ; mais, puisque Harel est intraitable, je ne lui lâcherai pas prise d’une semelle, et je vais l’attaquer. En effet, si l’honneur de son administration est en péril, comme il dit, ma parole, à moi, est compromise ; et je me suis trop avancé avec le public et avec mes amis pour demeurer coi.

» Que cette affaire ne vous chagrine pas, mon cher maître, et surtout qu’elle ne vous empêche pas de partir quand bon vous semblera ; seulement, dans ce cas, je réclamerais de votre bonté une petite déclaration[1], afin d’accuser Harel, et de vaincre son obstination par la perspective d’une condamnation certaine.

» Mille pardons pour tout le casse-tête que vous donnent toutes ces tracasseries pauvres et misérables. Mille amitiés et remercîments.

4 juin 1832. »

Grâce à ma déclaration, le jugement intervint, et les malheureuses étoiles furent condamnées à faire les jambes de derrière.

Pendant ce temps, il était venu au jeune homme une singulière idée : c’était de vendre le manuscrit sans ma participation. En conséquence, il alla trouver Duvernoy, lui dit qu’il était l’auteur de la Tour de Nesle, et qu’il venait pour traiter avec lui.

Duvernoy, qui savait comment les choses s’étaient passées, accourut chez moi, et me prévint de la démarche de mon collaborateur. Nous réglâmes, séance tenante, les conditions du marché. La vente fut arrêtée à quatorze cents francs, dont sept cents devaient être remis au jeune homme.

Cette somme, sans doute, ne parut pas au jeune homme proportionnée au mérite de son drame ; car il menaça Duvernoy et moi d’un second procès, si nous en arrêtions les bases sur ces conditions. Au bout de quinze jours, il signa cette vente pour une somme totale de cinq cents francs. Le jeune homme aurait mieux fait, vous le voyez, de continuer

  1. Cette déclaration avait pour but de faire connaître que je donnais ma démission des jambes de devant, et que je n’avais jamais sollicité cette place.