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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

La représentation finie, j’aperçus, en descendant avec le public, notre jeune homme. Il recevait modestement les compliments de tous ses amis, et se rengorgeait au centre d’un groupe. Janin descendait en même temps que moi. Nous échangeâmes un de ces regards qu’aucune parole ne pourrait traduire ; puis nous revînmes bras dessus, bras dessous, riant, tout le long du boulevard, du jeune homme, du public, et surtout de nous-mêmes.

Le lendemain, M. Harel, qui prétendait que l’absence de mon nom sur l’affiche lui était préjudiciable, s’ingéra d’un de ces moyens qui n’appartiennent qu’à lui, pour dire tacitement au public ce qu’il lui était impossible de dire tout haut, et rédigea son affiche en ces termes :

LA TOUR DE NESLE
Drame en cinq actes, en prose,
de mm.*** et gaillardet.

Il avait agi, comme on le voit, en raison inverse des règles de l’algèbre, qui veulent qu’on procède du connu à l’inconnu, et non de l’inconnu au connu. Il était impossible de faire preuve, je crois, d’une ignorance plus savante et d’une bêtise plus spirituelle.

Ce que voyant, le jeune homme écrivit la lettre suivante au rédacteur du Corsaire

On connaît cette lettre, ainsi que la réponse d’Harel : je les ai citées plus haut.

Cette réponse n’empêcha point le jeune homme, qui était avocat, de faire un procès à M. Harel, mais un singulier procès, vous allez voir.

À faire disparaître les étoiles de l’affiche, il n’y fallait pas songer : il s’agissait donc seulement de changer les étoiles de place. Requête fut présentée, en conséquence, par le jeune homme au tribunal de commerce, pour qu’il eût à rétablir les choses dans la position algébrique ;

    à la voix de mon amour-propre qu’il me fallut résister, mais aux instances de mon collaborateur. Dix fois, pendant la représentation, Dinaux et M. Harel vinrent dans ma loge me supplier, avec des instances croissantes, et au fur et à mesure que le drame s’établissait, de le prendre sous mon nom. Ils n’ont pas oublié la fermeté de mon refus, je le crois ; mais je n’oublierai jamais non plus l’amicale délicatesse de leurs prières.