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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

qu’elle est, et que je n’ai reçue que lorsqu’il a eu consenti à la remanier…

— Alors, vous n’avez pas besoin de moi.

— Au contraire, car c’est Janin lui-même qui m’a dit de venir vous trouver… Il a sué sang et eau dessus ; il en a fait un morceau de style merveilleux[1] ; mais, enfin, il a compris le premier qu’il n’y avait pas une pièce dans ce qu’il a fait. Ce matin, il est entré dans ma chambre avec une brassée de papiers qu’il m’a jetée au nez, en me disant qu’il n’y avait que vous qui pussiez arranger cela, que je le ferais mourir de chagrin, qu’il avait le choléra, et qu’il allait s’appliquer vingt sangsues.

— Eh bien, envoyez-moi demain toutes ces paperasses.

— Et vous vous y mettrez tout de suite ?

— Je tâcherai ; mais à une condition.

— Dites.

— C’est que je ne paraîtrai pas aux répétitions, et que mon nom ne figurera pas sur l’affiche ; puisque je fais la chose pour vous, et non pour moi. Ainsi, votre parole d’honneur ?

— Ma parole d’honneur !

J’ai déjà dit qu’au moment où M. Harel vint me trouver, j’avais la fièvre, situation d’esprit, chacun le sait, très-favorable à la confection des œuvres d’imagination. Aussi, dans la journée même, mon caractère de Marguerite de Bourgogne fut arrêté, mon rôle de Buridan tracé, et une partie de l’intrigue combinée.

Le lendemain, M. Harel arriva avec son manuscrit.

— Voici la chose, me dit-il.

— Ma foi ! elle arrive trop tard.

— Comment cela ?

— Votre drame est fait.

— Envoyez-moi ce soir votre secrétaire ; il aura le premier tableau.

— Ah ! mon cher ami ! vous êtes…

— Un instant ! occupons-nous des affaires d’intérêt, maintenant.

— Mais vous savez qu’entre nous…

— Aussi n’est-ce pas des miennes que je veux parler ; c’est de celles de votre jeune homme… Vous lui avez fait signer un traité, m’avez-vous dit ?

  1. J’ai entre les mains le manuscrit de Janin, qui est peut-être, en effet, l’œuvre où il a le plus déployé la riche et flamboyante souplesse de sa plume. Et cela est si vrai, que, lorsque mon drame a été fini, je me suis servi de son travail comme d’une poudre ! d’or avec laquelle j’ai sablé le mien.