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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

prit par nature, d’éloquence par nécessité. Depuis cinq ans, je crois que la fortune et lui se sont pris à bras-le-corps, et qu’ils luttent ensemble dans cette lice appelée le parterre : certes, il a touché plus d’une fois la terre ; mais plus d’une fois aussi il a terrassé son adversaire, et, chaque fois que la chose est arrivée, la déesse ne s’est relevée que les poches vides. — Pourtant, cette fois, il l’avouait lui-même, il avait le poignard sur la gorge !

Avec un homme comme M. Harel, les relations peuvent changer du mal au bien et du bien au mal, et, cela, dix fois en un jour ; mais, dans l’un ou l’autre cas, il vous fait toujours plaisir à voir, parce qu’il est toujours amusant à entendre : donnez-lui pour valets de chambre Mascarille et Figaro, et, s’il ne les joue pas tous deux par-dessous la jambe, je veux être un Georges Dandin.

Ce fut donc avec le plaisir habituel que me cause sa rencontre, quelle que soit, je l’ai déjà dit, la position où je me trouve vis-à-vis de lui, que je vis arriver M. Harel. Cette fois, d’ailleurs, je crois que nous étions au mieux, et sa visite était une véritable bonne fortune pour un convalescent. Il me raconta le plus spirituellement du monde toutes ses tribulations de théâtre, qui rendraient fou un homme ordinaire, et finit par me dire que, si ma tête était pour le moment aussi vide que sa salle, il était un homme perdu.

Un auteur a rarement la tête tout à fait à sec, et il a toujours, dans l’un des tiroirs de ce meuble merveilleux qu’on appelle le cerveau, deux ou trois idées qui attendent le terme d’incubation nécessaire à chacune d’elles pour sortir viables. Malheureusement ou heureusement peut-être, aucune de ces idées n’était pour le moment prête à éclore chez moi, et il fallait encore à chacune d’elles plusieurs mois de gestation, pour que leur venue au monde ne fût pas traitée de fausse couche. M. Harel me donna huit jours.

Il y a deux manières de travailler les œuvres littéraires en général, et surtout les œuvres dramatiques en particulier : l’une consciencieuse, l’autre pécuniaire ; la première artistique, la deuxième bourgeoise. Dans la première hypothèse, on travaille en ne songeant qu’à soi ; dans la seconde, en ne songeant qu’au public, et le grand malheur de notre métier, c’est que c’est bien souvent l’ouvrage pécuniaire qui l’emporte sur l’œuvre consciencieuse, et la manutention bourgeoise sur la combinaison artistique. Cela tient à ce que, lorsqu’on travaille pour soi, on sacrifie toutes les exigences du public aux exigences personnelles, tandis que, lorsqu’on travaille pour les autres, on sacrifie toutes les exigences personnelles aux exigences du public ; — ce qui n’empêche pas, quel que soit leur sort, qu’on n’ait ses ouvrages d’indifférence et