Page:Dumas - Mes mémoires, tome 9.djvu/203

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
200
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

tellerie mortuaire du pauvre ; que le fléau aristocrate ne décimerait que l’habitant de la loge ou de la mansarde, et qu’il y regarderait à deux fois avant d’aller frapper, en traînant son linceul, à la porte des hôtels de l’opulente Chaussée ou du noble Faubourg. — Il le crut l’insensé ! il fit fermer les volets rembourrés de sa fenêtre, afin que les bruits n’arrivassent point jusqu’à lui ; il ordonna à ses valets d’allumer de nouvelles bougies, d’apporter d’autres bouteilles, d’entonner d’autres chants. — Puis, à la fin de l’orgie, il entendit heurter à la porte. — C’était l’ange asiatique qui venait, comme le Commandeur après le festin de don Juan, le prendre par les cheveux, et lui dire : « Repens-toi et meurs ! »

Oh ! alors ce fut bien véritablement une désolation universelle, n’est-ce pas ? et il fut curieux devoir comment le premier cri de mort, parti d’une riche maison, alla retentir du faubourg Saint-Honoré au Luxembourg, et du Luxembourg à la Nouvelle-Athènes ; comment, soudain, tout ce qui se trouvait encadré dans ce triangle élégant s’anima d’une terreur croissante, et, ne songeant plus qu’à fuir, ferma sur soi les portières de ses voitures blasonnées à Crécy, à Marengo ou à la Bourse. Plus d’une de ces voitures heurta, avant d’atteindre le bout de la rue, quelque char tendu de noir qui se rendait au cimetière, et plus d’un fuyard rencontra la mort, douanier incorruptible, qui lui défendit d’aller plus loin que la barrière, le reconnaissant comme sa chose, et l’ayant marqué d’avance pour le tombeau.

Puis, au bruit de ces calèches, de ces berlines, de ces chaises de poste se croisant en tous sens, et brûlant le pavé, succéda une rumeur sourde et continue. Une longue file de chariots de toute espèce, qu’une simple draperie noire convertissait en corbillards, — car les équipages de la mort manquèrent bientôt aux convives qu’elle invitait, — suivit incessamment, et pas à pas, une triple voie au bout de laquelle l’attendait béante la gueule de quelque cimetière. Puis, par une autre, les chariots revenaient vides et impatients de se remplir.

Toute chose disparaît devant la peur incessante de la mort : la Bourse fut muette ; les promenades devinrent solitaires ; les salles de spectacle, désertes ; le théâtre de la Porte-Saint-Martin, ce roi des recettes, fit neuf mille francs, pendant tout le mois d’avril.

Un des éclats de la bombe qui venait d’éclater sur Paris m’avait atteint. J’étais encore étendu sur mon lit, fiévreux mais convalescent, lorsque M. Harel vint s’asseoir à mon chevet. La maladie de son théâtre suivait une marche inverse de la mienne.

M. Harel est un des gladiateurs, sinon les plus forts, du moins les plus adroits que je connaisse ; homme de sang-froid par calcul, d’es-