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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

LA TOUR DE NESLE.

Un soir, le soleil couchant enluminait le ciel d’un rouge pourpre, et encadrait d’un ruban de feu l’horizon que bornent Sèvres et Saint-Cloud ; j’étais sur le pont des Arts, l’Ermite de M. de Jouy à la main. Guidé par l’académicien, je m’étais rendu là comme un observateur au centre d’un point de vue ; car cette place est pour l’œil un foyer où viennent aboutir et converger mille rayons. En face de moi, la Cité, ce berceau de Paris, avec ses maisons entassées en forme de triangle, et rapprochées l’une de l’autre comme un corps de bataille ; à la tête de la Cité, le pont Neuf avec ses vieilles arches et ses neuf rues aboutissantes. À gauche, le Louvre, qui n’est plus le vieux Louvre avec sa grosse tour et son beffroi ; les Tuileries, ce royal pied-à-terre dont le nom s’est anobli de la noblesse du temps et des révolutions qui ont passé sur sa tête ; monument dont on peut dire ce que Milton dit de Satan : « La foudre l’a frappé et l’a marqué au front ! » À droite, la Monnaie, le seul édifice de Paris qui, joint au Timbre-Royal et à la Morgue, possède une physionomie propre, et, pour ainsi dire, le caractère de sa destination. Au-dessous, l’Institut et la bibliothèque Mazarine.

J’en étais là de ma circum-spection, lorsque mon cicerone (c’est toujours de M. de Jouy que je parle) m’apprit, en note, qu’à cette place existait jadis la tour de Nesle, du haut de laquelle, suivant les chroniqueurs, plusieurs reines ou princes faisaient précipiter dans la Seine, afin de s’en débarrasser plus sûrement et plus vite, les malheureux qu’ils y avaient attirés. Cette anecdote me frappa. Jeune encore, et sur les bancs de mon collége, j’avais lu Brantôme et ce qu’il contait de la tour de Nesle ; mais le souvenir s’en était effacé de ma mémoire : il y rentra vif et soudain. Empruntant une double puissance à l’heure et aux lieux où j’étais, sa force fut doublement impressive ; elle m’étreignit des pieds à la tête… Pour la première fois, je devinai le drame ; et mon premier, mon meilleur drame fut fait !

C’est qu’il y a quelque chose d’attachant et de terrible à la fois dans cette histoire de débauches et de tueries princières, consommées le soir, à minuit, entre les murs épais d’une tour, et n’ayant pour témoin que les lampes qui brûlent, les assassins qui attendent, et Dieu qui veille ! il y a quelque chose qui saisit l’âme dans l’égorgement de ces jeunes hommes (ils étaient tous jeunes et beaux !) venus là sans armes et sans défiance… Curée vraiment royale, et qu’envieraient les hyènes et