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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Depuis la livraison du premier tableau, d’ailleurs, la pièce était en répétition.

Or, dès les premières répétitions, un incident assez étrange s’était produit.

Les deux rôles principaux avaient été distribués à Georges et à Frédérick ; mais, je l’ai dit, le choléra faisait rage.

Frédérick, qui était venu écouter la lecture du premier acte, et qui avait emporté le rôle, avait peur du choléra ; il se tenait à la campagne, et, malgré les billets de répétition, ne donnait pas signe de vie.

Frédérick, homme d’un talent capricieux, violent, emporté, a naturellement dans le caractère de l’emportement, de la violence, du caprice.

C’est le Kean français.

Harel ne pouvait attendre ni la fin de la peur de Frédérick, ni la fin du choléra. Il songea à remplacer l’artiste qui s’obstinait à rester absent. Il jeta les yeux autour de lui.

Bocage était sans engagement : il traita avec Bocage.

Bocage prit son rôle, s’engagea à répéter envers et contre tous les choléras de la terre, rentra chez lui, et se mit à l’étude. Le lendemain, il arrivait au théâtre sans manuscrit : il savait son premier tableau.

Le bruit de ce qui s’était passé arriva à Frédérick ; il accourut. Je n’ai jamais vu de désespoir pareil au sien.

Frédérick est un grand artiste, artiste de talent et de cœur ; il était blessé à la fois dans son cœur et dans son talent. Il offrit jusqu’à cinq mille francs à Bocage pour que celui-ci lui rendit son rôle, Bocage s’y refusa, et le rôle resta à Bocage.

Ce fut alors une belle chose que votre douleur, Frédérick, et je ne l’oublierai jamais !

Les répétitions continuèrent avec Bocage et mademoiselle Georges.

Un jour, Harel, qui demeurait alors rue Bergère, m’envoya chercher.

M. Gaillardet venait d’arriver, et voici sous quelle impression ; — j’emprunte la chose à lui-même, tant je désire rester en dehors du débat :