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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

de tout le drame, appartenait à Janin : c’était celle des grandes dames.

Le premier défaut qui me frappa dans l’ouvrage, moi homme de théâtre, c’est que, la pièce commençant au second tableau, aucun des personnages n’était connu, aucun des caractères ne se trouvait exposé ; de sorte que, tout en lisant ce tableau, c’est-à-dire celui de la tour, le tableau de la taverne commença de m’apparaître comme dans un nuage.

Je ne m’y arrêtai point : ce n’était pas le moment. Je commençai le second ; mais je proteste que je n’allai pas plus loin que la huitième ou dixième page. Le drame déviait complètement de la route qu’à mon avis il devait suivre.

Ce qui ressortit pour moi comme l’essence du drame, ce fut la lutte entre Buridan et Marguerite de Bourgogne, entre un aventurier et une reine, l’un armé de toutes les ressources de son génie, l’autre de toutes les puissances de son rang.

Il allait sans dire que le génie devait naturellement triompher de la puissance.

Ensuite, j’avais depuis longtemps en tête une idée qui me semblait des plus dramatiques ; je voulais arriver à mettre cette situation sous les yeux du public :

Un homme arrêté, condamné, couché, sans ressource et sans espérance, au fond d’un cachot ; un homme qui sera perdu si son ennemi a le courage de ne pas venir jouir de son abaissement, et de le faire empoisonner, étrangler ou poignarder dans son coin, cet homme sera sauvé si cet ennemi cède au désir de venir l’insulter une dernière fois ; car, avec la parole, seule arme qui lui reste, il l’épouvantera à ce point que son ennemi déliera peu à peu les chaînes de ses bras et le carcan de son cou, lui ouvrira la porte qu’avec tant de soin il avait fait fermer sur lui, et l’emmènera en triomphe, lui qui, s’il sortait jamais de ce sépulcre anticipé, semblait n’en devoir sortir que pour monter sur l’échafaud.

La lutte entre Marguerite de Bourgogne et Buridan me donnait cette situation. Je ne la laissai point échapper, comme on le comprend bien. C’est ce qu’on appela depuis la scène de la prison.