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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

paru ; elles s’arrêtaient stupéfaites ; la mort n’avait plus qu’une manière de frapper.

On quittait un ami le soir ; on lui serrait la main en lui disant : « Au revoir ! » Le lendemain, une voix qui venait on ne savait d’où, de l’abîme, murmurait à votre oreille :

— Tu sais bien, un tel ?

— Oui… Eh bien ?

— Il est mort !

On avait dit au revoir, c’était adieu qu’à tout hasard il eût fallu dire.

Bientôt les bières manquèrent ; dans ce terrible steeple-chase entre la mort et les faiseurs de cercueils, les faiseurs de cercueils furent distancés.

On entassa les cadavres dans des tapissières ; on en roulait dix, quinze, vingt à l’église. Les parents suivaient le char commun, ou ne le suivaient pas. Chacun savait le numéro de son mort, et pleurait ce numéro-là. On disait une messe collective ; puis, la messe dite, on prenait le chemin du cimetière, on versait le contenu de la tapissière dans la fosse commune, et l’on recouvrait le tout d’un linceul de chaux.

Le 18 avril fut le point culminant de la première période. Le chiffre monta à près de mille !

À cette époque, je demeurais, comme je l’ai dit, rue Saint-Lazare, dans le square d’Orléans, et je voyais, de ma fenêtre, passer chaque jour cinquante ou soixante convois se rendant au cimetière Montmartre. Ce fut avec cette perspective devant les yeux que je fis une de mes comédies les plus gaies : le Mari de la veuve.

Voici comment la pièce fut faite.

Mademoiselle Dupont, l’excellente soubrette de la Comédie-Française, qui riait avec des lèvres si roses et de si blanches dents ; mademoiselle Dupont, la Martine la plus effrontée que j’aie jamais vue, avait obtenu une représentation à bénéfice.

Je l’avais connue chez Firmin plutôt qu’au théâtre ; elle n’avait jamais joué dans aucune de mes pièces.

Un matin, — c’était, autant que je puis me rappeler, la