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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

temporains ; enfin, quant à Jornandès, à Zozime, à Sidoine Apollinaire et à Grégoire de Tours, je soupçonne l’abbé Gauthier de n’avoir pas même connu leur existence.

— Mais avec quoi donc a-t-il fait son histoire ?

— Mais avec les abbés Gauthier qui ont écrit les mêmes histoires avant lui.

— Te charges-tu de m’acheter Chateaubriand, en même temps que Thierry ?

— Parfaitement.

— Tiens, voici de l’argent… Je ne te renvoie pas.

— Non ; mais tu voudrais avoir ton Augustin Thierry et ton Chateaubriand ?

— Je te l’avoue.

— Dans un quart d’heure, tu les auras.

Un quart d’heure après, je les eus.

J’ouvris au hasard. J’étais tombé sur Augustin Thierry.

Je lus, — je me trompe, — je ne lus pas, je dévorai le merveilleux travail de l’auteur de la Conquête des Normands sur les rois de la première race ; puis ces espèces de scènes historiques intitulées Récits mérovingiens.

Alors, sans même avoir besoin d’ouvrir Chateaubriand, tous les spectres de ces rois, debout au seuil de la monarchie, m’apparurent à partir du moment qu’ils s’étaient faits visibles aux yeux du savant chroniqueur, — depuis Clodio, à qui ses éclaireurs rapportent que la Gaule est la plus noble des régions, remplie de toute espèce de biens, plantée de forêts d’arbres fruitiers, et qui porte le premier sur le territoire des Gaules la domination des Francs, — jusqu’au grand et religieux Karl, se levant à table plein d’une grande crainte, se mettant à une fenêtre qui regardait l’Orient, et y demeurant très-longtemps et les bras croisés, pleurant et n’essuyant pas ses larmes, parce qu’à l’horizon il voyait apparaître les vaisseaux normands.

Je vis ce dont je ne me doutais pas enfin, un monde tout entier vivant, à la distance de douze siècles, dans l’abîme sombre et profond du passé.

Je restai anéanti.