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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

profondément atteint dans moi-même, — mais qui se fait jour à travers les tracas, les chagrins matériels, et même les dangers secondaires.

On a de la verve, parce que l’on est gai ; mais souvent cette verve s’éteint comme une flamme de punch, s’évapore comme une mousse de vin de Champagne.

Un homme gai, nerveux, plein d’entrain en paroles, est parfois lourd et maussade seul, en face de son papier, la plume à la main.

Au contraire, le travail m’excite ; dès que j’ai la plume à la main, une réaction s’opère ; mes plus folles fantaisies sont souvent sorties de mes jours les plus nébuleux. Supposez un orage avec des éclairs roses.

Mais, comme je l’ai dit, à cette époque de ma jeunesse, je ne me connaissais ni cette verve ni cette gaieté.

Un jour, je recommandais Lassailly à Oudard. Il s’agissait d’un secours, je crois. Ma lettre, au lieu d’être lamentable, était gaie, mais, dans sa gaieté, pressante et imprégnée de cœur.

Lassailly lut la lettre, qu’il devait remettre lui-même, et, se retournant de mon côté d’un air stupéfait :

— Tiens ! dit-il, c’est drôle !

— Quoi ?

— Vous avez donc de l’esprit, vous ?

— Pourquoi donc n’en aurais-je pas ? Envieux !

— Ah ! c’est que vous seriez peut-être le premier homme de cinq pieds neuf pouces qui en eût eu !

Je me rappelai plus d’une fois, en faisant Porthos, ce mot plus profond qu’il ne paraît au premier abord.

Mon brevet d’esprit me fut donc donné par Lassailly, garçon qui ne manquait pas d’un certain mérite, mais qui, du côté de l’esprit, était aussi mal partagé de la nature que l’était, du côté de la finesse, le renard auquel on avait coupé la queue.

D’ailleurs, à cette époque, j’aurais reconnu cette merveilleuse qualité de la gaieté, que je l’eusse renfermée au fond de moi-même, et cachée avec terreur à tous les yeux.