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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

les lauriers, et sur les fleurs américaines, les plus brillantes de toutes les fleurs !

Celui-là, dans l’obscurité dissipée un instant autour de lui, mais qui revient peu à peu l’envelopper de son ombre amie, celui-là, comme Horace, garde pour chaque jour la chose joyeuse, et remet chaque jour le souci au lendemain ; celui-là ne connaît pas la lutte quotidienne et le labeur nocturne ; celui-là n’en est pas arrivé à vivre plus longtemps à la lumière de la lampe qu’à la clarté du soleil. Il peut se coucher à l’heure où chante le rouge-gorge, se réveiller à l’heure où chante l’alouette ; rien n’interrompt pour lui l’ordre de la nature : ses jours sont des jours, ses nuits sont des nuits ; et, quand arrive son dernier jour ou sa dernière nuit, il a vécu sa vie et dans sa vie.

Moi, j’aurai passé à travers la mienne, emporté par la locomotive effrénée du travail, je ne me serai assis à aucune de ces tables aux longs festins où s’enivrent les autres, j’aurai goûté à toutes les coupes ; et les seules que j’aurai épuisées, — car l’existence de l’homme, si rapide qu’elle soit, a toujours du temps pour celles-là, les seules que j’aurai épuisées seront les coupes amères !

À cette époque de 1832, au reste, je n’étais pas encore le travailleur que je suis devenu depuis. J’étais un jeune homme de vingt-neuf ans, ardent au plaisir, ardent à l’amour, ardent à la vie, ardent à tout enfin, excepté à la haine.

C’est une chose étrange que je n’aie jamais pu haïr pour un tort ou une offense personnels. Si j’ai conservé dans mon cœur quelque antipathie ; si j’ai manifesté, soit dans mes paroles, soit dans mes écrits, quelques sentiments agressifs, c’est contre les gens qui, en art, se sont opposés à la grandeur ; qui, en politique, se sont opposés au progrès. Si j’attaque aujourd’hui, après vingt-cinq ans écoulés, M. Viennet, M. Jay, M. Étienne, toute l’Académie, enfin, ou du moins la majeure partie de ses membres, ce n’est point parce que ces messieurs, en général, ont signé des pétitions contre nous, ou, en particulier, ont fait défendre mes pièces : c’est parce qu’ils ont empêché la France de marcher à la conquête sou-