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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

le devant de la chemise avec un lacet d’or, et rattaché à l’épaule et aux coudes par des lacets pareils ; pantalon de soie mi-parti rouge et blanc ; souliers de velours noirs à la François Ier, brodés d’or.

La maîtresse de la maison, très-belle personne, avec des cheveux noirs et des yeux bleus, avait la robe de velours, la collerette empesée, et le feutre noir à plumes noires d’Héléna Formann, seconde femme de Rubens.

Deux orchestres avaient été établis, dans chaque appartement, de sorte qu’à un moment donné, les deux orchestres jouant le même air, le galop pouvait parcourir cinq chambres, plus le carré.

À minuit, ces cinq chambres offraient un merveilleux spectacle. Tout le monde avait suivi le programme, et, à l’exception de ceux qui s’intitulent les hommes sérieux, chacun était venu déguisé ; mais les hommes sérieux avaient eu beau arguer de leur gravité, il n’y avait été fait aucune attention, et force leur avait été de revêtir des dominos des couleurs les plus tendres. Véron, homme sérieux mais gai, avait été affublé d’un domino rose ; Buloz, homme sérieux mais triste, avait été orné d’un domino bleu de ciel ; Odilon Barrot, homme plus que sérieux, homme grave ! avait obtenu, en faveur de son double titre d’avocat et de député, un domino noir ; enfin, la Fayette, le bon, l’élégant, le courtois vieillard souriant à toute cette folle jeunesse, avait sans résistance endossé le costume vénitien.

Cet homme qui avait pressé la main de Washington, cet homme qui avait forcé Marat de se cacher dans ses caves, cet homme qui avait lutté avec Mirabeau, cet homme qui avait perdu sa popularité en sauvant la vie à la reine, et qui, le 6 octobre, avait dit à une royauté de dix siècles : « Incline-toi devant cette royauté d’hier qu’on appelle le peuple ! » cet homme qui, en 1814, avait poussé Napoléon à bas de son trône ; qui, en 1830, avait aidé Louis-Philippe à monter sur le sien ; qui, au lieu de tomber comme les autres, avait incessamment grandi dans les révolutions ; cet homme était là, simple comme la grandeur, bon comme la force, naïf comme le génie. De même qu’il était un sujet d’étonnement et d’admira-