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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Eh bien ? demanda-t-il en se tournant vers le panneau vide.

— Eh bien, voilà ! lui dis-je ; c’est le tableau du Passage de la mer rouge : la mer est retirée, les Israélites sont passés, les Égyptiens ne sont point arrivés encore.

— Alors, je profiterai de cela pour faire autre chose. Que voulez-vous que je vous bâcle là-dessus ?

— Mais ; vous savez, un roi Rodrigue après la bataille :

Sur les rives murmurantes
Du fleuve aux ondes sanglantes,
Le roi sans royaume allait,
Froissant, dans ses mains saignantes,
Les grains d’or d’un chapelet.

— Ainsi, c’est bien cela que vous voulez ?

— Oui.

— Quand ce sera à moitié fait, vous ne me demanderez pas autre chose ?

— Parbleu !

— Va donc pour le roi Rodrigue !

Et, sans ôter sa petite redingote noire collée à son corps, sans relever ses manches ni ses manchettes, sans passer ni blouse ni vareuse, Delacroix commença par prendre son fusain ; en trois ou quatre coups, il eut esquissé le cheval ; en cinq ou six, le cavalier ; en sept ou huit, le paysage, morts, mourants et fuyards compris ; puis, faisant assez de ce croquis, inintelligible pour tout autre que lui, il prit brosse et pinceaux, et commença de peindre.

Alors, en un instant, et comme si l’on eût déchiré une toile, on vit sous sa main apparaître d’abord un cavalier tout sanglant, tout meurtri, tout blessé, traîné à peine par son cheval, sanglant, meurtri et blessé comme lui, n’ayant plus assez de l’appui des étriers, et se courbant sur sa longue lance ; autour de lui, devant lui, derrière lui, des morts par monceaux ; — au bord de la rivière, des blessés essayant d’approcher leurs lèvres de l’eau, et laissant derrière eux une trace