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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

peintres de tableaux de chevalet, — ni les uns ni les autres, dis-je, n’avaient l’habitude de la détrempe. Mais les peintres aux grandes toiles furent bientôt au courant. Louis et Clément Boulanger, entre autres, semblaient n’avoir jamais fait que cela. Jadin et Decamps trouvaient dans ce nouveau mode d’exécution des tons merveilleux, et déclaraient ne plus vouloir peindre que la détrempe. Ziégler s’y était mis avec une certaine facilité, Barye prétendait que c’était de l’aquarelle en grand, seulement plus facile et plus rapide que l’aquarelle en petit. Granville dessinait avec de la sanguine, du blanc d’Espagne et du fusain, et tirait de ces trois crayons des effets prodigieux.

On attendait avec curiosité Delacroix, dont la facilité d’exécution est devenue proverbiale.

Seuls, comme je l’ai dit, les deux Johannot étaient en retard. Ils comprirent qu’ils n’auraient pas fini s’ils ne travaillaient pas le soir.

En conséquence, tandis qu’on jouait, qu’on fumait, qu’on bavardait, tous deux, la nuit venue, continuèrent l’œuvre de la journée, se félicitant des tons que leur donnait la lumière, et de la supériorité de la lampe sur le jour pour cette peinture destinée à être vue aux quinquets. Ils ne cessèrent de travailler qu’à minuit, mais aussi avaient-ils rejoint les autres.

Le lendemain, quand vint le jour, Alfred et Tony poussèrent des cris de désespoir : à la lumière, ils avaient pris du jaune pour du blanc, du blanc pour du jaune, du vert pour du bleu, et du bleu pour du vert. Les deux tableaux avaient l’air de deux immenses omelettes aux fines herbes.

Sur ces entrefaites, le père Ciceri entra.

Il n’eut besoin que de jeter un coup d’œil sur les deux tableaux pour deviner ce qui était arrivé.

— Bon ! dit-il, nous avons un ciel vert et des nuages jaunes ? Ce n’est rien !

En effet, c’était sur les ciels surtout qu’avait pesé l’erreur commise.

Il prit les pinceaux, et, largement, vigoureusement, puis-