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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Or, qui peut reprocher à des sœurs d’avoir un air de famille ?

Les autres dessinateurs reprochaient à Tony d’accaparer tous les libraires, comme on m’a reproché, à moi, d’accaparer tous les journaux.

Eh bien, Tony est mort depuis dix-huit mois ; voyons, où sont donc ces vignettes qui n’attendaient qu’une vacance pour se produire ?

Où sont donc les Paul et Virginie, les Manon Lescaut, les Molière, les Cooper, les Walter Scott illustrés qui devaient faire oublier ceux du pauvre mort ? Où sont donc cette fantaisie et ce caprice qui devaient succéder au chic ? Où est donc cet art qui devait remplacer la marchandise ?

Et, quant à moi, — puisque l’on m’a fait ce même reproche d’accaparement, et qu’une occasion se présente de dire un mot à cet égard, je le dirai sans ambage : — à l’heure qu’il est (15 décembre 1853), j’ai, depuis un temps plus ou moins long déjà, laissé la Presse libre, le Siècle libre, le Constitutionnel libre ; je n’ai plus qu’un roman à faire pour le Pays : voyons, messieurs les sacrifiés, les portes sont ouvertes, les colonnes sont vides ; outre le Constitutionnel, outre le Siècle, outre la Presse, vous avez la Patrie, l’Assemblée nationale, le Moniteur, la Revue de Paris, la Revue des Deux Mondes ; faites des Reine Margot, messieurs ! faites des Monte-Cristo, des Mousquetaires, des Capitaine Paul, des Amaury, des Comtesse de Charny, des Conscience, des Pasteur d’Ashbourn ; faites, messieurs ! faites ! n’attendez pas que je sois mort pour cela. Je n’ai qu’un regret, c’est de ne pas pouvoir me distraire, en lisant mes livres, du travail gigantesque que je poursuis ; distrayez-moi en me faisant lire les vôtres, et ce sera en même temps, je vous assure, une bonne chose pour moi et pour vous, et peut-être encore meilleure pour vous que pour moi.

Tony faisait comme moi : il travailla d’abord six heures par jour, puis huit, puis dix, puis douze, puis quinze : le travail est comme l’ivresse du hachich et de l’opium : il crée dans la vie réelle une vie factice, si pleine de rêves charmants et