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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

je vois encore, et représentant une femme assassinée, une Desdémone, une Vanina d’Ornano quelconque. Ce dessin était destiné à l’album de Marie.

Nous nous liâmes sans préparation, comme si nos deux cœurs se fussent cherchés depuis vingt-cinq ans ; nous étions du même âge, lui un peu plus jeune que moi.

J’ai raconté dans ces Mémoires que nous avions fait côte à côte la campagne de Rambouillet, et que nous étions revenus ensemble.

Vingt fois il avait mis son pinceau ou son crayon à ma disposition pour faire un portrait de moi ; vingt fois il avait biffé le papier, effacé le bois, gratté la toile, mécontent de son œuvre.

J’avais beau vouloir garder le dessin, le bois ou la peinture, il secouait la tête.

J’avais beau lui dire que c’était ressemblant :

— Non, disait-il ; et personne plus que moi ne vous fera ressemblant.

— Pourquoi cela ?

— Parce que vous changez dix fois de physionomie en dix secondes. Faites donc ressemblant un homme qui ne ressemble pas à lui-même ?

Puis, pour me dédommager, il fouillait dans ses cartons, et me donnait quelque charmant dessin de Minna et Brenda, quelque charmante esquisse du Dernier des Mohicans.

Le principal mérite du caractère de Tony Johannot, le principal cachet de son talent, c’était ce don du ciel accordé particulièrement aux fleurs, aux oiseaux et aux femmes : le charme.

Aussi Tony plaisait même à ceux qui le critiquaient.

Sa couleur était peut-être un peu grise, mais elle était gaie, légère, argentée. Ses femmes se ressemblaient toutes, Virginie et Brenda, Diana Vernon et Ophélie ; qu’importait ! puisqu’elles étaient toutes jeunes, belles, gracieuses, chastes ! Les filles des poëtes, de quelque pays que soient les poëtes, n’ont qu’un seul et même père, le génie.

Charlotte et Desdémone, Léonor et Haydée, doña Sol et Amy Robsart sont sœurs.