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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Lorsqu’un client venait poser pour une miniature dans l’atelier de M. Granville, le client posait en même temps pour le père et pour le fils.

Seulement, jamais le client ne voyait que l’ouvrage du père, parce que l’ouvrage du père était un portrait léché, blaireauté, embelli, tandis que l’ouvrage du fils était une belle et bonne caricature, dont le père riait bien fort quand le client était parti, mais qu’il recommandait à son fils de cacher dans les profondeurs de ses cartons, s’étonnant toujours que chaque face d’homme eût son analogue dans une tête d’animal. Sur ces entrefaites, un peintre nommé Mansion passe à Nancy, et va voir son confrère Granville, qui lui montre ses miniatures ; l’artiste voyageur les regarde assez dédaigneusement ; mais, arrivé aux dessins du jeune homme, dans lesquels il puise à pleines mains, il regarde sans jamais se lasser de regarder, répétant : « Encore ! » quand il n’y en avait plus.

— Donnez-moi cet enfant, dit-il au père, et je l’emmène à Paris.

On donne difficilement son enfant, même à un confrère ; et, cependant, le père de Granville savait bien qu’on ne devient un grand artiste que dans les grands foyers de civilisation.

Il adopta un terme moyen qui apaisait sa conscience, et consolait son cœur.

Il promit d’envoyer l’enfant à Paris.

Six mois s’écoulèrent avant que cette promesse fût mise à exécution ; enfin, reconnaissant que l’enfant perdait son temps en province, le père se décida.

On mit au jeune artiste cent écus dans une poche, une lettre pour un cousin à lui dans l’autre, on le recommanda au conducteur d’une diligence, et voilà le futur grand homme parti pour Paris.

Le cousin s’appelait Lemétayer, et était régisseur de l’Opéra-Comique.

C’était un homme d’esprit que nous avons tous connu, fort répandu dans le monde artistique, lié avec Picot, Horace Vernet, Léon Cogniet, Hippolyte Lecomte et Féréol.