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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Tu rapporteras ici l’argent qu’on t’en aura donné.

— Et après ?

— Tu m’en donneras la moitié.

— Et après ?

— Après, je te dirai ce qu’il en faudra faire… Va, et surtout ne distrais pas un denier de la somme !

— Peste ! je n’ai garde ! dit l’ami.

Et il partit courant.

Le jeune homme revint avec soixante et dix francs.

C’était de bon augure.

Gannot les prit et les mit majestueusement dans sa poche.

— Que fais-tu ? lui dit l’ami.

— Tu le vois bien.

— Il me semble que tu avais dit que nous partagerions…

— Plus tard… Pour le moment, il est six heures, allons dîner.

— Comment, allons dîner ?

— Mon cher, les gens comme il faut ont besoin de dîner, et de bien dîner, pour se donner des idées

Et Gannot s’achemina vers le Palais-Royal, accompagné du jeune homme, et, une fois au Palais-Royal, Gannot entra aux Frères-Provençaux.

Le jeune homme essaya bien un peu de tirer Gannot par le bras ; mais, sous son bras, comme dans un piège, Gannot pinça la main du jeune homme ; il fallut suivre.

Gannot fit la carte et dîna bravement, à la grande inquiétude de son ami, qui laissait d’autant plus les morceaux entiers sur son assiette que les morceaux étaient plus délicats. Le futur Mapah mangea pour deux.

Le quart d’heure de Rabelais arriva : l’addition se montait à trente-cinq francs.

Gannot jeta deux louis sur la table. On voulut lui rendre sa monnaie.

— Inutile ! les cinq francs sont pour le garçon, dit-il.

Le jeune homme secoua mélancoliquement la tête.

— Ce n’est point là, murmurait-il tout bas, le moyen de payer ma lettre de change !