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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

avec le triste silence qu’interrompaient parfois le murmure des grands chênes et le chant des oiseaux plaintifs. Bientôt cette retraite même lui fut enlevée : l’abbé de Lamennais se réveilla, un jour, ruiné par la faillite d’un libraire dont il avait garanti la signature.

Alors, l’ex-rédacteur de l’Avenir commença son voyage à travers un océan d’amertume ; les tourments de l’âme l’empêchèrent de s’apercevoir de sa pauvreté, qui fut extrême ; ses meubles, ses livres, il vendit tout. Deux fois il baissa sous la main du chef de l’Église une tête résignée, et deux fois il se releva, plus triste chaque fois, chaque fois plus indompté, chaque fois plus convaincu que l’esprit humain, le progrès, la raison, la conscience ne pouvaient avoir tort. Ce ne fut point sans déchirements profonds qu’il se sépara du dogme de sa jeunesse, de sa vie de prêtre, de l’obéissance tranquille, de l’unité majestueuse et forte, en un mot, de tout ce qu’il avait défendu ; mais l’esprit nouveau l’avait pris aux cheveux, selon le langage de la Bible, et lui disait : « Va ! »

C’est alors que, dans le silence, au milieu des persécutions que sa docilité même n’avait pu désarmer, à Paris, dans une petite chambre meublée d’un lit de sangle d’une table et de deux chaises, l’abbé de Lamennais écrivit les Paroles d’un croyant. Le manuscrit resta une année dans le portefeuille de l’auteur ; remis plusieurs fois entre les mains de l’éditeur Renduel, retiré, puis redonné, puis retiré encore, ce beau livre subit avant sa publication toute sorte de vicissitudes, rencontra toute sorte d’obstacles ; les principales difficultés vinrent de la famille même de l’abbé de Lamennais, surtout d’un frère qui ne voyait pas sans terreur son frère s’aventurer sur cet océan de la démocratie qu’agitaient les tempêtes de 1833. Enfin, après bien des retards et des hésitations douloureuses, la forte volonté de l’auteur l’emporta sur les instances de l’amitié.

Le livre parut.

C’est ici la troisième transformation de l’écrivain : l’abbé de la Mennais et M. de Lamennais venaient de faire place au citoyen Lamennais.