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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Dès le début, toute cette assemblée de poëtes frissonna ; elle sentait qu’elle avait affaire à un poëte.

En effet, le volume s’ouvrait par ces vers, que l’on nous permettra de citer, quoiqu’ils soient connus de tout le monde. Nous l’avons dit, et nous ne saurions trop le répéter, ces Mémoires ne sont pas nos Mémoires seulement : ce sont ceux de la peinture, de la poésie, de la littérature et de la politique des cinquante premières années du siècle. Quand nous avons attaqué, durement peut-être, mais franchement et loyalement, les choses basses, inférieures, honteuses ; quand nous avons poursuivi l’hypocrisie, flétri la trahison, raillé la médiocrité, il nous semble si bon et si doux de relever nos yeux vers le ciel, d’y suivre du regard et d’y adorer de l’esprit ces beaux nuages d’or qui ne sont, pour beaucoup de gens, que des vapeurs folles, mais qui, pour nous, sont les mondes errants où nous voudrions voir habiter notre âme pendant l’éternité, que, tout en nous disant que nous avons tort peut-être de faire ainsi, notre plume trace des lignes étrangères avec plus de joie et d’orgueil qu’elle n’a jamais tracé nos propres œuvres.

Et je suis bien désintéressé vis-à-vis de l’auteur de ces vers : à peine l’ai-je connu, à peine nous sommes-nous vus dix fois. Je l’admire fort, tandis que, de son côté, il n’a pas, j’en ai peur, une grande affection pour moi.

Le poëte commença ainsi :

Je n’ai jamais aimé, pour ma part, ces bégueules
Qui ne sauraient aller au Prado toutes seules ;
Qu’une duègne toujours, de quartier en quartier,
Talonne, comme fait sa mule un muletier ;
Qui s’usent, à prier, les genoux et la lèvre,
Se courbent sur le grès plus pâles, dans leur fièvre,
Qu’un homme qui, pieds nus, marche sur un serpent,
Ou qu’un faux monnayeur au moment qu’on le pend.
Certes, ces femmes-là, pour mener cette vie,
Portent un cœur châtré de toute noble envie ;
Elles n’ont pas de sang et pas d’entrailles ! — Mais,
Sur ma tête et mes os, frère, je vous promets