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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

publicité : ce furent l’abbé Lacordaire et le comte Charles de Montalembert.

L’abbé Lacordaire était, à cette époque, où j’eus l’honneur de me trouver en communication de principes religieux et politiques avec lui, un jeune prêtre qui avait passé du barreau de Paris au séminaire de Saint-Sulpice. Il avait fait, après son stage, trois mortelles années de théologie ; il sortait de là plein d’idées entrevues et d’instincts tumultueux.

Acre, perçant, subtil, voilà pour son esprit ; des yeux noirs pleins de feu, des traits délicats et mobiles, pâle d’une pâleur cénobitique et maladive ; des contours secs, maigres, vigoureusement dessinés, voilà pour la figure. Attiré par le rayonnement de l’abbé de la Mennais, il entra dans toutes ses vues politiques ; lui aussi aspirait, sous le mors de la chair, à la liberté de l’esprit ; prêtre, la protection de l’État lui pesait. Il mit sa main dans celle du maître, et le pacte fut conclu.

Le comte de Montalembert, de son côté, était alors un tout jeune homme blond, au visage de jeune fille et aux joues légèrement colorées ; myope, il regardait à travers son lorgnon, et à une courte distance, les personnes qui lui parlaient ; timide et rougissant, il plaisait fort à l’abbé de la Mennais, qui se sentait attiré vers lui par une sorte de sympathie paternelle. Au reste, le comte Charles de Montalembert appartenait à une famille dont l’attachement à la cause de la branche aînée des Bourbons était connu ; mais il déclara très-haut qu’il mettait dans son cœur la France avant une dynastie, et la liberté avant une couronne.

Autour de ces trois hommes, l’un déjà illustre, les autres encore inconnus, se groupèrent des ecclésiastiques et des jeunes gens de talent qui, dans leur foi naïve, voulaient associer la majesté des traditions religieuses à la grandeur des idées révolutionnaires. Que cette alliance fût impossible, c’est ce que démontra le temps, ce grand probator des choses et des hommes ; mais la tentative n’en était pas moins généreuse ; elle répondait, d’ailleurs, à un besoin qui travaillait, alors, les générations nouvelles. Déjà Camille Desmoulins, un de ces poëtes qu’illumine un double rayon, avait dit au tribunal ré-