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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

son vaste mouvement, entraîne avec elle les dernières molécules de son atmosphère agitée. Il en est de même des grands esprits qui visent à l’immobilité ; sans qu’ils s’en aperçoivent, au moment même où ils croient avoir jeté l’ancre dans l’infini, ils se réveillent emportés malgré eux par l’irrésistible mouvement de leur siècle.

Le libéralisme, dont l’atmosphère d’alors était chargée, emporta l’abbé de la Mennais, cette raison superbe, opiniâtre et solitaire. On était aux environs de 1828. Tout en combattant l’école doctrinaire, pour laquelle il montrait un mépris peu ou point déguisé, M. de la Mennais cherchait à unir les besoins de la foi avec les nécessités du progrès ; dans cette vue, il avait installé à son château de la Chesnaie une pépinière de jeunes gens auxquels il inculquait ses idées religieuses. La Chesnaie était un de ces vieux châteaux de Bretagne ombragés par des chênes robustes et centenaires, philosophes de la nature qui rêvent, en murmurant, aux vicissitudes de l’homme, dont ils sont les impassibles témoins. Là, ce prêtre, que tourmentait déjà l’esprit nouveau, élevait et entretenait des disciples qui tenaient de près ou de loin à l’Église ; parmi eux étaient l’abbé Gerbet, Cyprien Robert, aujourd’hui professeur de littérature slave au collège de France, et quelques autres. Le travail — un travail réglé, persévérant, — habitait ces vieux murs, que les vents de la mer fouettaient ou démantelaient. Cette nouvelle académie de Pythagore cherchait la science du siècle pour la combattre ; mais, à chaque rayon nouveau, elle reculait éclairée, et, en reculant, elle rendait les armes à l’ennemi.

L’ennemi, c’était la pensée humaine.