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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

fortuné, les mépris des sots et la stérile pitié de ceux qui osent s’appeler bons.

» La privation de tant de maux ne saurait être un mal en elle-même ; je t’ai vu ronger ton frein, secouer avec désespoir les humiliantes chaînes d’une destinée ennemie ; j’ai entendu bien souvent tes plaintes déchirantes, qui s’exhalaient du fond d’un cœur oppressé… Te voilà enfin satisfait. Hâte-toi d’épuiser la coupe d’une vie infortunée, et périsse le vase où tu fus contraint de boire une si amère liqueur !

» Mais, tu t’arrêtes et tu trembles !… Eh quoi ! tu maudissais la durée de ton supplice, et tu redoutes, tu regrettes sa fin ! Ainsi, estimateur sans raison et sans justice, tu t’affliges également de ce que les choses sont et de ce qu’elles cessent d’être. Écoute, cependant, et considère un moment.

» En mourant, tu ne feras que suivre le chemin où ont marché tes pères ; mille milliers de générations sont tombées avant toi dans l’abîme où tu vas descendre ; mille milliers de générations y disparaîtront après toi. Cette cruelle vicissitude de vie et de mort ne pouvait pas, pour toi seul, être suspendue. Marche donc, poursuis ton voyage, va où sont allés les autres, et ne crains pas de t’égarer ou de te perdre avec tant de compagnons de route. Point de faiblesse, point de larmes surtout ! L’homme qui pleure sur son trépas est le plus vil et le plus méprisable de tous les êtres. Soumets-toi sans murmure à ce que tu ne peux éviter ; tu meurs malgré toi, et c’est aussi malgré toi que tu vivais : rends donc sans inquiétude ce que tu avais reçu sans connaissance. Naître et mourir sont des choses qui ne t’appartiennent pas !

» Réjouis-toi plutôt : tu commences un jour immortel.

» Ceux qui environnent ta couche de mort, tous ceux que tu as jamais vus, dont tu as ouï dire ou lu quelque chose, le petit nombre de ceux que tu as plus particulièrement pu connaître, l’immense multitude de ceux qui ont vécu jadis, qui sont nés ou qui sont à naître dans tous les siècles et dans tous les pays, ont fait ou feront le chemin que tu vas faire. Regarde des yeux de ton intelligence cette longue caravane des générations successives traversant les déserts de la vie, et