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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Méry prit un air consterné pour obliger Rabbe.

Et Rabbe, pour se venger de l’insulte de Mignet, écrivait, dans la préface d’une seconde édition de ses résumés, ces mots foudroyants :

« La plume de l’historien ne doit pas être un tuyau de plomb d’où coule une eau tiède sur le papier. »

Dès ce moment, sa colère contre les historiens, — contre les historiens modernes, bien entendu : il adorait Tacite ; — sa colère contre les historiens ne connut plus de bornes ; et, quand il y avait, chez lui, présence d’amis et absence d’historiens, il s’écriait d’une voix tonnante :

— Croiriez-vous bien ceci, messieurs ? c’est qu’il y a aujourd’hui, en France, dans notre génération, dans nos rangs, des historiens qui s’avisent de copier le style des pères Berruyer, Catrou et Rouillé ? Oui, à chaque ligne de leurs batailles modernes, ils vous disent que trente mille hommes ont été taillés en pièces, ou qu’ils ont mordu la poussière, ou qu’ils sont restés couchés sur l’arène. Sont-ils vieux, ces jeunes gens ! L’autre jour, il y en a un qui, en racontant la bataille d’Austerlitz, a écrit cette phrase : « Vingt-cinq mille Russes étaient rangés en bataille sur un vaste étang gelé ; Napoléon ordonna que le feu fût dirigé contre cet étang. Les boulets brisèrent la glace, et les vingt-cinq mille Russes mordirent la poussière ! »

Ce qu’il y avait de curieux, c’est que la phrase se trouvait textuellement écrite dans un des résumés du temps.

La seconde observation que nous eussions dû faire expliquera cette comparaison que Rabbe avait risquée de lui à Hercule, et de Brézé à Pirithoüs.

Rabbe avait si bien contracté l’habitude des grandes formes oratoires et du langage distingué, qu’il ne pouvait jamais descendre au style familier dans ses relations subalternes.

Ainsi il disait gravement à son coiffeur :

— Ne dérangez pas trop l’économie de ma chevelure ; que