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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

matin, et s’apprêtaient à aller, les uns au travail, les autres au marché, ceux-ci à la ville, ceux-là aux champs.

— Diable ! dit Charras, sais-tu que voilà un pays qui n’a pas le moins du monde l’air d’être en révolution ?

— C’est, ma foi, vrai ! dit Lothon.

— Est-ce que tu crois que ces gens-là connaissent Chardel, Mauguin et la Fayette ?

— Je n’en voudrais pas répondre.

— Hum ! fit Charras en s’enfonçant dans une réflexion qui n’était pas précisément couleur de rose.

Lothon profita de ce que Charras réfléchissait pour se rendormir.

On arriva à Chauny.

La tranquillité était aussi grande dans la ville que dans les villages, dans les rues que dans les champs ! De même qu’un plongeur qui s’enfonce sous l’eau sent les différentes couches se refroidir à mesure qu’il pénètre plus avant, de même aussi, à mesure qu’on avançait dans la province, on sentait une froideur de plus en plus glaciale succéder à la fièvre de Paris.

Il arrivait à Charras exactement la même chose qui m’était arrivée, à moi : c’est-à-dire qu’il atteignit les portes de la Fère résolu à pousser les choses à bout, mais plein de doute sur la façon dont elles tourneraient.

En approchant de la ville, il réveilla Lothon, qui dormait toujours. Bientôt on allait se trouver en face du 4e régiment d’artillerie ; la situation était assez sérieuse pour qu’on ne l’abordât point les yeux fermés.

La porte était ouverte ; les deux jeunes gens allèrent droit au corps de garde surveillant cette porte.

Lothon, avec son bandeau noir sur l’œil, son chapeau, que sa blessure le forçait de placer sur l’oreille, paraissait dix ans de plus qu’il n’avait ; en outre, son épée du temps de François Ier le vieillissait encore de trois siècles.

Charras, de son côté, renvoyé de l’École polytechnique depuis quatre mois, avait, depuis quatre mois, laissé pousser ses moustaches, qui n’étaient point tolérées à l’École ; Charras, avec son habit d’emprunt trop long et trop large, avec