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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

je le pris dans mes bras, et l’emportai… J’étais à cinquante pas à peine de la troupe ; mais la troupe avait cessé le feu. En effet, il n’y avait plus dans la rue que moi, le mort que je tenais dans mes bras et un homme de haute taille, pâle de visage, ayant un ruban rouge à sa redingote bleue : ce n’était pas la peine d’user de la poudre pour nous trois. Je ne savais pas trop ce que je faisais ; j’emportai mon mort du côté de la rue de la Ferronnerie ; l’homme à la redingote bleue et au ruban rouge me suivit. Cette persistance à ne pas me perdre de vue me le rendit suspect ; je m’arrêtai, et, voyant qu’il s’approchait de moi, je lui épargnai la moitié du chemin en allant au-devant de lui. Enfin, nous nous joignîmes. À sa figure douce et triste, je crus voir qu’il ne me voulait point de mal ; cependant, après avoir déposé mon mort à terre, je préparai mon fusil à tout hasard ; mais lui, sans s’occuper le moins du monde de la précaution hostile, me posa la main sur l’épaule, et, l’y laissant appuyée, tandis que je le regardais avec étonnement : « Mon ami, me dit-il, il y a une heure que je suis tous vos mouvements. — Je m’en aperçois bien, lui dis-je, et voilà pourquoi, au lieu de vous attendre, je suis venu à vous. — Vous êtes le chef de ces hommes ? — Oui… Que vous importe ? — Il m’importe beaucoup, mon ami ; car, moi aussi, je suis un homme. » Il y avait une telle douceur dans la voix de l’inconnu, que, moi qui avais commencé, en le voyant me suivre, par me demander si je ne devais pas lui envoyer un coup de fusil, je me sentis fasciné, et le regardai avec un certain respect. « Alors, lui dis-je, si vous êtes homme, vous devez voir que l’on tue nos frères, et nous aider à massacrer tous ces brigands de soldats. » Il sourit tristement. « Mais ces soldats, dit-il, sont des hommes aussi ; ces soldats sont vos frères aussi ; seulement, vous agissez d’après votre libre arbitre, tandis qu’eux reçoivent des ordres auxquels ils sont forcés d’obéir. Savez-vous comment s’appelle ce que vous êtes en train de faire ? Cela s’appelle une révolution ; et savez-vous ce que c’est qu’une révolution, mon Dieu ? — Je ne sais pas si je fais, oui ou non, une révolution ; je ne sais pas si une révolution est une bonne ou une mau-