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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

porte ! la victoire morale était restée à l’opposition, Baude avait été grand comme une apparition de 1789.

Nous quittâmes la rue de Richelieu, Cartel et moi, et nous allâmes au National.

Le National avait à peine un an d’existence ; il avait été fondé par Thiers, Carrel et l’abbé Louis, au château de Rochecottes, sur les genoux de madame de Dino, sous l’œil de M. de Talleyrand.

C’était le duc d’Orléans qui avait fourni l’argent nécessaire à sa fondation, et payé, pour ainsi dire, les mois de nourrice de cet Hercule au berceau qui, dix-huit ans plus tard, devait le prendre à bras-le-corps, et l’étouffer.

Ses bureaux étaient situés rue Neuve-Saint-Marc, au coin de la place des Italiens.

C’était un centre de nouvelles. La veille au soir, un rédacteur était rentré triste, abattu ; il venait de parcourir les quartiers les plus pauvres, et, par conséquent, les plus faciles à soulever, et, en secouant la tête, il avait prononcé ces paroles décourageantes :

Le peuple ne remue pas !

Lorsque, à deux heures, nous entrâmes dans les bureaux du National, le peuple ne remuait pas encore ; cependant, on sentait passer dans l’air ce frissonnement qui fait hâter le pas et blêmir les visages sans que l’on sache pourquoi, et qui donne à l’homme cette terreur profonde et instinctive qu’éprouvent les animaux à l’approche des tremblements de terre.

D’où venait ce frissonnement qui n’était, pour ainsi dire, encore qu’à la surface de la société ?

C’était facile à deviner.

La motion de M. Thiers, qui avait amené quarante-cinq signatures au bas de la protestation des journalistes, — laquelle protestation avait non-seulement paru, dans les journaux le Globe, le National et le Temps, mais encore été tirée à cent mille exemplaires, peut-être, et distribuée dans les rues, — cette motion, disons-nous, avait compromis quarante-cinq personnes.