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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

La porte de la rue était fermée, et, pour envahir les ateliers, on attendait l’arrivée du commissaire de police.

Au moment où il arrivait, Baude, l’un des rédacteurs du Temps, et l’un des signataires de la protestation, ordonnait à la fois de fermer la porte des ateliers et d’ouvrir la porte de la rue.

Le commissaire, revêtu de son écharpe blanche, frappait à la porte juste comme la porte s’ouvrait ; Baude et lui se trouvèrent face à face.

Le commissaire recula devant la formidable apparition. Baude était un homme magnifique, non pas au point de vue de la beauté générale, mais à celui de la beauté relative. C’était un colosse de cinq pieds huit ou dix pouces, aux cheveux noirs, épais et flottants comme une crinière ; ses yeux bruns, enfoncés sous de sombres sourcils, semblaient, dans certains moments, lancer des éclairs ; il avait cette voix rude et tonnante qui fait, dans les révolutions, l’effet de la foudre dans les orages.

Baude était suivi des autres rédacteurs, des employés, des ouvriers, qui formaient derrière lui une masse d’une trentaine de personnes. En voyant la tête pâle et nue du chef, en voyant les visages contractés des ouvriers, on devinait que, sous la résistance légale que Baude allait invoquer, se cachait la résistance réelle, la résistance matérielle, la résistance armée.

Je serrai le bras de Carrel ; lui-même était fort pâle et paraissait fort ému, mais il n’en restait pas moins muet ; et secouait la tête en signe de dénégation.

Il se faisait, dans cette rue encombrée de deux mille personnes peut-être, un silence à laisser entendre le souffle d’un enfant.

Ce fut Baude qui prit la parole le premier, et qui interrogea le commissaire.

— Que voulez-vous, monsieur, lui demanda-t-il, et dans quel but vous présentez-vous à notre imprimerie ?

— Monsieur, balbutia le commissaire de police, je viens, en vertu des ordonnances…