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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Dès cette époque, Carrel était, pour la jeune opposition, un chef élu, sinon publiquement, au moins tacitement. J’avais connu Armand Carrel chez M. de Leuven, qui, lors de la rentrée en France du jeune proscrit politique, c’est-à-dire après le sacre de Charles X, l’avait fait admettre parmi les rédacteurs du Courrier ; il demeurait, autant que je puis me le rappeler, rue Monsigny, ou, tout au moins, aux environs de cette rue.

Mort en 1836, Carrel n’est déjà plus, pour la génération des jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans, qu’une médaille historique. C’était, à l’époque où nous sommes arrivés, un homme de vingt-huit ans, de taille moyenne, au front grave et fuyant, aux cheveux noirs, aux yeux petits, vifs, pleins d’éclairs, au nez long et pointu, aux lèvres minces et un peu pâles, aux dents blanches, au teint bilieux.

Tout en professant les principes du libéralisme le plus avancé, comme il arrive parfois aux hommes d’une grande intelligence et d’une exquise organisation, Carrel avait les habitudes les plus aristocratiques de la terre ; ce qui faisait une opposition étrange entre ses paroles et son aspect. Il portait presque invariablement des bottes vernies, une cravate noire serrée autour du cou, une redingote noire boutonnée jusqu’à l’avant-dernier bouton, un gilet de piqué blanc ou de poil de chèvre chamois, et un pantalon gris.

Il y avait dans toute sa tournure un reste d’habitude militaire qui décelait l’ancien officier. Ce côté belliqueux était, de son corps, tant soit peu passé dans l’esprit de Carrel. Charlemagne signait ses traités avec le pommeau de son épée, et les faisait respecter avec la pointe : il en était de même de Carrel : ses articles avaient toujours l’air d’être écrits, non pas avec une plume, mais avec un stylet d’acier comme ceux dont se servaient les anciens, et qui laissaient dans la cire des tablettes la trace profonde de leur acuité.

Au reste, beau style de polémique que celui de Carrel : noble, franc, présentant bien la poitrine à ses adversaires ; quelque chose de pareil à la fois à Pascal et à Paul-Louis Courier.