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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

confrères, qui déclaraient tout haut qu’ils regarderaient son silence comme factieux.

Il repassa près de nous pour aller prendre sa place.

— Eh bien, tu parles donc ? lui demanda Étienne.

— Oui, mais sois calme, répondit-il ; je t’assure qu’à la fin de mon discours, ils penseront qu’il vaudrait autant que je n’eusse point parlé.

— Que diable va-t-il pouvoir dire à propos de Fresnel ? demandai-je à Étienne.

C’était l’éloge de Fresnel qui était l’objet du discours.

— Oh ! dit Étienne, sous ce rapport, je suis tranquille ! Fût-il question du Grand Turc, il trouvera bien moyen de leur glisser ce qu’il a sur le cœur.

Et, en effet, à propos de l’habile ingénieur des ponts et chaussées, du savant physicien, du sévère examinateur de l’École polytechnique, de l’illustre inventeur, enfin, des phares lenticulaires, Arago trouva moyen de jeter aux passions politiques d’ardentes allusions que l’assemblée accueillit par de frénétiques applaudissements.

Cuvier et les autres académiciens qui avaient insisté pour qu’Arago parlât avaient eu raison ; seulement, ils avaient eu raison à notre point de vue, et non au leur.

Ce ne fut pas un simple succès qu’obtint Arago, ce fut un triomphe.

À la vérité, il est impossible d’être plus pittoresque, plus grand, plus beau même, que ne l’est François Arago à la tribune, quand une véritable passion l’emporte, qu’il relève la tête en secouant ses cheveux noirs de 1830 ou ses cheveux gris de 1848. Qu’il attaque les violateurs de la charte royaliste ou défende la constitution républicaine, c’est toujours le même éloquent orateur, parce que c’est toujours le même poëte inspiré, le même législateur convaincu.

C’est qu’Arago est non-seulement la science, mais encore la conscience ; non-seulement le génie, mais encore la probité !

Constatons cela en passant ; beaucoup le diront comme moi, je le sais bien, mais je veux être de ceux qui le disent.