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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

sous la direction de Bohain, et rédigé, comme on sait, par Janin, Romieu, Nestor Roqueplan, Brucker, Vauilabelle, Michel Masson et Alphonse Karr, marchait aud premier rang.

Karr, le plus inconnu, peut-être, alors, de toute cette pléiade de combattants, et devenu depuis un de nos artistes littéraires les plus distingués, — remarquez que je dis artistes littéraires, et non pas littérateurs ou hommes de lettres, — Karr faisait ses premières armes.

Il avait assisté à la lecture d’Henri III chez Nestor Roqueplan. C’est là que je l’ai connu.

Selon notre habitude, et comme nous avons fait et comptons faire encore pour tous les hommes remarquables de notre époque, prenons à ses débuts cet esprit singulier, qui a le privilège de donner à la vérité le charme du paradoxe. Cette vérité, toute nue et toute déguenillée chez les autres, est toujours, en sortant des mains d’Alphonse Karr, couverte de voiles d’or.

Alphonse Karr est certainement l’homme qui, depuis 1830, et sous les divers gouvernements qui se sont succédé, a dit à ces gouvernements, à ceux qui les flattaient ou à ceux qui les attaquaient, le plus de vérités, — si vraies, que, tout au contraire des vérités des autres, les vérités d’Alphonse Karr sont incontestables, et que plus on les creuse, plus elles sont vraies.

C’était, alors, un beau garçon de vingt-deux à vingt-trois ans, aux traits fermes et arrêtés dans un encadrement de cheveux noirs ; ayant, dès ce temps-là, adopté une excentricité de costume qu’il a conservée depuis ; extrêmement bien pris de taille, extrêmement vigoureux de corps, extrêmement adroit et fort à tous les exercices gymnastiques, et particulièrement à la natation et à l’escrime.

Pendant l’été de 1829, en se baignant dans la Marne, il avait sauvé un cuirassier qui se noyait. Le cuirassier était lourd, presque aussi vigoureux que Karr ; de sorte qu’il s’en était fallu de bien peu qu’au lieu que ce fût Karr qui sauvât le cuirassier, ce ne fût le cuirassier qui noyât Karr.

Le fait eut assez d’éclat pour que Karr reçût du gouver-