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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Nous nous élançâmes aussitôt ; mais nous n’avions pas franchi le tiers de la distance, que le canon tonna pour la troisième fois, en même temps que la troupe s’avançait sur le pont, la baïonnette en avant.

Après cette troisième décharge, vingt combattants à peine survivaient ; une quarantaine étaient restés morts ou blessés sur le pont. Non-seulement il n’y avait plus moyen d’attaquer, mais encore il ne fallait pas songer à se défendre : quatre ou cinq cents hommes nous chargeaient à la baïonnette !

Par bonheur, nous n’avions que le quai à traverser pour nous trouver dans ce réseau de petites rues qui s’enfoncent au cœur de la Cité. Un quatrième coup de canon, en nous tuant encore trois ou quatre hommes, hâta notre retraite, qui, dès lors, ressembla fort à une fuite.

C’était la première fois que j’entendais le sifflement de la mitraille, et j’avoue que je ne croirai pas celui qui me dira qu’il a, pour la première fois, entendu ce bruit sans émotion.

Nous n’essayâmes pas même de nous rallier ; à l’exception d’un des tambours, que je rencontrai sur le parvis Notre-Dame, toute ma troupe s’était évanouie comme une fumée.

Là, au bout de cinq minutes, nous nous retrouvâmes une quinzaine d’hommes, tous arrivant par des rues différentes, tous revenant du pont.

Les nouvelles étaient désastreuses : le porte-drapeau, qui, assurait-on, se nommait d’Arcole, avait été tué ; on disait Charras mortellement blessé ; le pont était, enfin, resté littéralement jonché de morts.

Je trouvai que, pour mon début dans la carrière militaire, le travail de la journée était suffisant ; d’ailleurs ; des cris annonçaient l’approche des soldats ; ils venaient enlever le drapeau tricolore de la tour, et imposer silence au bourdon de Notre-Dame, qui mugissait avec une admirable persistance, et dont le bruit dominait tous les bruits, même celui du canon.

Je regagnai le quai des Orfèvres, la même rue Guénegaud