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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

des spectateurs, s’ouvrait comme fait un torrent devant un rocher, pour ne pas fouler aux pieds le cadavre.

Je courus à Arago.

— Que fait-on, lui demandai-je, et qu’y a-t-il de décidé ?

— Rien encore… On fait des barricades… on tue des femmes, et on ferme les théâtres comme tu vois.

— Où se retrouve-t-on ?

— Demain matin, chez moi, rue de Grammont, 10.

Puis, se retournant vers les hommes qui l’accompagnaient :

— Aux Variétés, mes amis ! dit-il ; les théâtres fermés, c’est le drapeau noir sur Paris !

Et toute la petite troupe disparut avec lui dans la rue de Montmorency.

Elle avait passé devant la sentinelle et le corps de garde, sans que la sentinelle et le corps de garde eussent donné signe de vie.

Voici comment le mouvement avait commencé, et d’où venaient les coups de fusil que j’avais entendus avec Carrel.

Étienne Arago, — qu’on me pardonne de citer toujours le même nom, mais je m’engage à donner la preuve irrécusable qu’Étienne Arago fut la cheville ouvrière du mouvement insurrectionnel, — Étienne Arago, dis-je, venait de dîner avec Desvergers et Varin, et s’en retournait avec eux au théâtre du Vaudeville, situé alors rue de Chartres, lorsqu’un attroupement lui barra le chemin, rue Saint-Honoré, en face de la galerie Delorme.

On y annonçait qu’un homme venait d’être tué rue du Lycée.

Une charrette de moellons attendait, pour passer, que l’attroupement fût dissipé ; quatre ou cinq voitures arrêtées comme elle par le même obstacle attendaient à la file.

— Pardon, mon ami, dit Étienne au conducteur en dételant le limonier, nous avons besoin de votre voiture.

— Pourquoi faire ?

— Mais pour faire une barricade, donc !

— Oui, oui, des barricades ! des barricades ! crièrent plusieurs voix.