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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

frisson courant par les membres refroidis. — Vous voici, tant mieux !

Et il me tendit la main.

Je répondis à sa courtoisie, en passant la lettre que je lui apportais de la main droite dans la main gauche.

— Que tenez-vous là ? me demanda M. Villenave.

— Ah ! pardon, j’oubliais… une lettre que Françoise m’a remise pour vous, et qui est cause que je vous ai dérangé.

— Merci. — Tenez, s’il vous plaît, allongez la main et donnez-moi une allumette ; en vérité, je suis encore tout engourdi, et, si j’étais superstitieux, je croirais aux pressentiments.

Il prit l’allumette que je lui présentais, et l’alluma aux cendres rouges du foyer.

À mesure que l’allumette prenait feu, une lumière se répandait dans la chambre, et, si tremblante qu’elle fût, permettait de distinguer les objets.

— Ah ! mon Dieu, m’écriai-je tout à coup, qu’est-il donc arrivé à votre beau pastel ?

— Vous voyez, le verre et le cadre sont brisés ; j’attends le vitrier et l’encadreur… C’est incompréhensible !

— Qu’est-ce qui est incompréhensible ?

— La façon dont il est tombé.

— Le clou s’est détaché ? le piton s’est rompu ?

— Rien de tout cela. Imaginez-vous qu’avant-hier, j’avais travaillé toute la soirée ; il était minuit moins un quart, j’étais fatigué, et, cependant, j’avais encore à revoir les épreuves d’une petite édition compacte de mon Ovide. Je me décide à allier ma fatigue avec mon travail, en me couchant et en revoyant les épreuves dans mon lit. Je me couche donc ; je mets ma bougie sur ma table de nuit ; sa lueur se reflète sur le portrait de ma pauvre amie ; mon œil suit la lueur de la bougie ; je lui dis bonsoir de la tête comme d’habitude… Une fenêtre entr’ouverte laissait passer un peu de vent ; le vent fait vaciller la flamme de ma bougie, de sorte qu’il me semble que le portrait me répond bonsoir, par un mouvement de tête pareil au mien ! — Vous comprenez que je traitai ce mouvement de vision, de folie ; mais, folie ou vision, voilà mon esprit qui se