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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Je ne puis dîner avec cet homme, répondit-il ; j’écrirai du mal de lui, et l’on dirait, dans notre Écosse, que je lui ai jeté à la tête les plats de sa table !

Un jour, Cabarrus m’invita à passer chez lui vers une heure de l’après-midi. Je me rendis exactement à l’invitation.

— Barras mourra aujourd’hui, me dit-il ; voulez-vous le voir une dernière fois avant qu’il meure ?

— Certainement, répondis-je ; je suis curieux de pouvoir dire plus tard aux gens qui ne le connaîtront que de nom : « J’ai vu Barras le jour de sa mort. »

— Eh bien, venez avec moi ; je vais littéralement lui dire adieu.

Nous montâmes en voiture, et nous nous rendîmes à Chaillot.

Nous trouvâmes Courtaud fort triste ; lorsque Cabarrus lui demanda comment allait son maître, il se contenta de secouer la tête.

Il n’introduisit pas moins Cabarrus dans la chambre du moribond, et, comme j’étais avec Cabarrus, il me fit entrer en même temps.

Nous nous attendions à trouver Barras triste, pâle, abattu, défait ; Barras était gai, souriant, presque rouge ; il est vrai que cette rougeur était une question de fièvre.

On commença par excuser ma présence. J’avais rencontré Cabarrus aux Champs-Élysées, et, ayant appris qu’il venait prendre des nouvelles de Barras, j’avais voulu en venir prendre avec lui.

Barras me fit, de la tête, un petit signe amical pour me dire que j’étais le bienvenu.

— Mais, s’écria Cabarrus, que me disait donc ce terroriste de Courtaud, général ? Il prétendait que vous étiez plus mal ; vous me paraissez vous porter admirablement, au contraire !

— Ah ! oui, dit Barras, parce que vous me trouvez riant tout seul… Cela n’empêchera point, mon cher Cabarrus, que je ne sois mort ce soir !… — Entendez-vous cela, Dumas ? je suis comme Léonidas : ce soir, je soupe chez Pluton ! et je pourrai