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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Sire, à ce qui chancelle est-on bien appuyé ?
La censure est un toit mauvais, mal étayé,
Toujours prêt à tomber sur les noms qu’il abrite.
Sire, un souffle imprudent, loin de l’éteindre, irrite
Le foyer, tout à coup terrible et tournoyant,
Et, d’un art lumineux, fait un art flamboyant.
D’ailleurs, ne cherchât-on que la splendeur royale,
Pour cette nation moqueuse mais loyale,
Au lieu des grands tableaux qu’offrait le grand Louis,
Roi-soleil fécondant les lis épanouis,
Qui, tenant sous son sceptre un monde en équilibre,
Faisait Racine heureux, laissait Molière libre,
Quel spectacle, grand Dieu ! qu’un groupe de censeurs
Armés et parlant bas, vils esclaves chasseurs,
À plat ventre couchés, épiant l’heure où rentre
Le drame, fier lion, dans l’histoire, son antre ! »

Ici, voyant vers lui, d’un front plus incliné,
Se tourner doucement le vieillard étonné,
Il hasardait plus loin sa pensée inquiète,
Et, laissant de côté le drame et le poëte,
Attentif, il sondait le dessein vaste et noir
Qu’au fond de ce roi triste, il venait d’entrevoir.
— Se pourrait-il ? quelqu’un aurait cette espérance ?
Briser le droit de tous ! retrancher à la France,
Comme on ôte un jouet à l’enfant dépité,
De l’air, de la lumière et de la liberté !
Le roi ne voudrait pas, lui, roi sage et roi juste !
Puis, choisissant les mots pour cette oreille auguste,
Il disait que les temps ont des flots souverains ;
Que rien, ni ponts hardis, ni canaux souterrains,
Jamais, excepté Dieu, rien n’arrête et ne dompte
Le peuple qui grandit ou l’Océan qui monte ;
Que le plus fort vaisseau sombre et se perd souvent,
Qui veut rompre de front et la vague et le vent ;
Et que, pour s’y briser, dans la lutte insensée,
On a derrière soi, roche partout dressée,
Tout son siècle, les mœurs, l’esprit qu’on veut braver,
Le port même où la nef aurait pu se sauver !…