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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

mademoiselle Mars le reçut avec cette religion de l’amitié qui était une de ses qualités suprêmes.

Becquet mort, elle n’eut pas le courage de le regretter, mais elle le pleura.

Mornay formait, avec tous ceux que je viens de nommer, un singulier contraste.

Mornay, c’était l’élégance, l’aristocratie, la gentry personnifiée, et, avec toutes ces qualités, Mornay avait autant d’esprit, à lui seul, que nous tous ensemble.

Quand Mornay, nommé ministre plénipotentiaire, partit, d’abord pour le grand-duché de Bade, puis pour la Suède, le salon de mademoiselle Mars perdit son étoile polaire.

Il y a des esprits qui ont les qualités du briquet bien trempé, ils font feu sur tout ce qu’ils touchent ; Mornay était un de ces esprits-là : nous lui servions tous de caillou. Quand, par hasard, il était trop fatigué pour avoir de l’esprit lui-même, il se contentait de nous en donner. 

Mornay n’avait aucune fortune. Mademoiselle Mars, en mourant, lui laissait quarante mille livres de rente. Mornay décrocha un portrait de mademoiselle Mars, et l’emporta en disant :

— Voilà la seule chose à laquelle j’aie droit ici.

Et il laissa les quarante mille livres de rente aux héritiers de mademoiselle Mars.

Rien ne donnait moins l’idée de mademoiselle Mars chez elle que mademoiselle Mars au théâtre : mademoiselle Mars, au théâtre, avait une voix ravissante, quelque chose comme un chant, un regard caressant et velouté, un charme infini.

Chez elle, mademoiselle Mars avait la voix rude, le regard presque dur, les mouvements brusques et impatients.

Sa voix de théâtre était une chose factice, un instrument dont elle avait appris à jouer, et dont elle jouait à merveille, mais dont elle doutait, avec raison, lorsqu’elle avait à exprimer les grandes crises de la passion, ou à suivre les larges développements de la poésie ; alors, elle avait peur d’érailler le satin de sa douce mélopée, et elle enviait presque l’accent rauque et enroué de madame Dorval, lequel permet-