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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Je lui renversai la tête sur le dossier de la chaise sans la toucher, par l’attraction pure et simple ; son visage offrait l’image du calme le plus parfait.

Je lui passai la main devant les yeux de bas en haut, avec l’intention que les yeux s’ouvrissent. Les yeux s’ouvrirent, les prunelles se levèrent vers le ciel, une légère ligne nacrée apparut au-dessous ; — l’enfant était en extase.

Dans cet état, les paupières n’éprouvaient pas le besoin de clignoter, et l’on pouvait approcher les objets aussi près qu’on le voulait de la pupille, sans que l’œil s’en inquiétât le moins du monde.

Ma fille fit son portrait, comme pendant à l’autre, tandis qu’elle était dans cet état. La différence de l’ange à l’enfant était si réelle, du premier portrait au second, qu’elle mit des ailes au second, et que ce dessin semble une étude d’après les plus beaux anges de Giotto ou de Pérugin.

L’enfant était en extase. Restait à savoir si elle parlerait.

Un simple attouchement de la main à la main lui donna la voix ; une simple invitation de se lever et de marcher lui donna le mouvement. Seulement, la voix était plaintive et sans accentuation ; seulement, le mouvement était bien plutôt celui d’un automate que celui d’une créature vivante.

Les yeux ouverts ou fermés, en avant ou en arrière, elle marchait également droit et avec une parfaite sécurité.

Je commençai par l’isoler ; elle n’entendit plus dès lors que moi, et ne répondit plus qu’à moi. La voix de son père, celle de sa mère, cessaient de parvenir jusqu’à elle ; un simple désir de ma part, exprimé par un signe, faisait cesser l’isolement, et remettait l’enfant en contact avec telle personne qu’il me plaisait de lui donner pour interlocuteur. Je lui transmis quelques questions auxquelles elle répondit d’une façon si précise, si nette, si intelligente, qu’il vint tout à coup à l’idée de son oncle de me dire :

— Interrogez-la donc sur la politique.

L’enfant, je le répète, avait onze ans. Toutes les questions politiques lui étaient donc parfaitement étrangères ; elle ignorait