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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

potage ; alors, on se hasardait à la donner ; mais, fût-elle donnée, celui qui me remplaçait eût-il été là depuis dix minutes, depuis un quart d’heure, depuis une demi-heure, fût ce au dessert que j’arrivasse, il se levait ou on le faisait lever, et ma place m’était rendue.

Nodier prétendait que j’étais une bonne fortune pour lui, en ce que je le dispensais de causer ; mais ce qui, en pareil cas, était la joie du paresseux maître de maison, était le désespoir de ses convives : dispenser de causer le plus charmant causeur qu’il y eût au monde, c’était presque un crime : il est vrai qu’une fois chargé de cette vice-royauté de la conversation, je mettais un amour-propre inouï à bien remplir ma charge. Il y a des maisons où l’on a de l’esprit sans s’en douter, et d’autres maisons où l’on est bête malgré soi. Moi, j’avais trois maisons de prédilection, trois maisons où flambaient incessamment ma verve, mon entrain, ma jeunesse : c’était la maison de Nodier, la maison de madame Guyet-Desfontaines, et la maison de Zimmermann. Partout ailleurs, j’avais encore quelque esprit, mais l’esprit de tout le monde.

Au reste, soit que Nodier parlât, — et, alors, grands et petits enfants se taisaient pour l’écouter ; — soit que son silence livrât la conversation à Dauzats, à Bixio et à moi, on arrivait toujours, sans avoir compté les heures, à la fin d’un dîner charmant, enviable par le prince le plus puissant de la terre, pourvu que ce prince fût un prince spirituel.

À la fin de ce dîner, on servait le café à la table même. Nodier était bien trop Sybarite pour se lever de table, et pour aller prendre son moka, debout et mal à son aise, dans un salon encore mal chauffé, quand il pouvait le prendre allongé sur sa chaise, dans une salle à manger bien tiède, et bien parfumée de l’arome des fruits et des liqueurs.

Pendant ce dernier acte, ou plutôt cet épilogue du dîner, madame Nodier se levait avec Marie pour aller éclairer le salon. Moi qui ne prends ni café ni liqueurs, je les suivais pour les aider dans cette tâche, où ma longue taille, qui me permettait d’allumer le lustre et les candélabres sans monter sur les fauteuils, leur était bien utile. Il va sans dire que, si