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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Bien, répondis-je ; mais, sans moi, je m’y serais cruellement ennuyé !

Eh bien, c’était la même chose pour Nodier : de peur de s’ennuyer, il créait des paradoxes, comme, moi, je raconte des histoires.

Je reviens sur ce que j’ai dit, que Nodier aimait un peu trop tout le monde ; ma phrase a presque l’air d’un reproche : on se tromperait en la prenant ainsi. Nodier aimait comme le feu réchauffe, comme la torche éclaire, comme le soleil luit : il aimait parce que l’amour et l’amitié étaient ses fruits, à lui, aussi bien que le raisin est le fruit de la vigne. Qu’on me permette de faire un mot pour cet homme qui en a tant fait, c’était un aimeur.

J’ai dit en amour et en amitié, parce qu’il en était, pour Nodier, des femmes comme des hommes. De même que Nodier aimait tous les hommes d’amitié, Nodier, dans sa jeunesse, — et jamais Nodier ne fut vieux, — Nodier aimait toutes les femmes d’amour. Combien en aima-t-il ainsi ? C’est ce qu’il lui eût été impossible de dire. D’ailleurs, comme tous les esprits éminemment poétiques, Nodier confondait toujours le rêve avec l’idéal, l’idéal avec la matière ; pour Nodier, toutes les fantaisies de son imagination avaient existé : Thérèse Aubert, la Fée aux miettes, Inès de las Sierras ; il vivait au milieu de toutes ces créations de son génie, et jamais sultan n’eut un plus magnifique harem.

Il est assez curieux de savoir comment travaillait un écrivain qui a produit tant de livres, et des livres si amusants. Je vais vous le dire.

L’homme que nous allons prendre, c’est le Nodier de la semaine, le Nodier romancier, savant, bibliophile, le Nodier écrivant le Dictionnaire des Onomatopées, Trilby, les Souvenirs de jeunesse.

Le matin, après deux ou trois heures d’un travail facile, après avoir couvert d’une écriture lisible, régulière, sans rature aucune, douze ou quatorze pages de papier de six pouces de haut sur quatre de large, Nodier jugeait sa tâche du matin finie, et sortait.